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la soie, l'art de la pierre, l'art du métal... Jamais on n'a mieux su, pour parler comme Banville, marier Vénus avec Vulcain. Jamais la main de l'ouvrier n'a été plus délicate, ni son goût plus raffiné. Mais ces jolies choses, dont je suis le premier à goûter l'exquise coquetterie, n'étaient point à l'usage de la foule. On travaillait moins pour les besoins de tous que pour les caprices de quelques-uns et l'industrie proprement dite restait enfermée dans un cercle étroit et infranchissable. Ce qu'on appelle aujourd'hui la grande industrie n'existait pas. Comment eût elle pu naître ? Ces règlements, dignes de la Chine, qui ne visaient que l'erreur ou la fraude, faisaient en réalité de la routine un devoir, de l'initiative un péril, de l'invention un délit. Faire mieux, c'est faire autrement; et cela n'était point permis. Je n'exagère pas, Messieurs. Quand Réveillon eût inventé le papier peint, il fut accusé de vol et d'usurpation de privilège. Quand Argant eût imaginé la lampe à double courant d'air, les lampistes, les potiers, les serruriers et les chaudronniers se mirent à ses trousses. Quand Erard commença à fabriquer des pianos, les tablettiersluthiers-éventaillistes firent saisir chez lui et il n'échappa à la persécution que grâce à la protection de la reine Marie-Antoinette. Il y avait de quoi décourager les plus dévoués serviteurs de l'humanité et, si notre siècle a fait, à lui tout seul, dans la voie du progrès plus de chemin que tous les autres siècles réunis, il y a à cela plusieurs raisons, sans doute, mais il y a d'abord cette raison majeure que notre siècle a été le premier qui ait connu et pratiqué la liberté du travail !

Ce grand principe, que la France peut s'étonner d'avoir attendu si longtemps,c'est aux économistes que revient l'honneur d'en avoir, les premiers, démontré la justice et la nécessité; et c'est à l'un d'eux, c'est à Turgot, ministre du roi Louis XVI, que revient l'honneur de l'avoir le premier proclamé. L'édit de février 1776, qui supprimait les corporations, maîtrises et jurandes, était précédé d'un exposé de motifs d'une allure grandiose : « Dieu, en donnant à l'homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice d'affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l'humanité. Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires qui ne permettent pas à l'indigent de vivre de son travail; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources; qui éteignent l'émulation et l'industrie et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances

excluent d'une communauté ; qui privent l'Etat et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts par les difficultés que rencontrent les inventeurs ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu'ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu'occasionnent entre toutes les communautés leurs prétentions respectives, surchargent l'industrie d'un mpôt énorme, onéreux aux sujets sans aucun fruit pour l'Etat ; qui enfin, par la facilité qu'elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, deviennent un instrument de monopole et favorisent des manœuvres dont l'effet est de hausser, au-dessus de leur proportion naturelle, les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »

On ne pouvait dire plus vrai, ni mieux dire. Mais il eût été trop beau de gagner la bataille du premier coup. Turgot s'attaquait à la fois à tous les privilèges. Tous les privilégiés firent cause commune contre lui et le roi s'effraya de cette levée de boucliers. Le ministre fut disgrâcié et trois mois après, un nouvel édit (août 1776) rétablissait les corporations, en n'exceptant de ce retour à l'ancien système que vingt-deux professions sans importance: bouquetières, coiffeuses, fripiers, maîtres de danse, oiseleurs, savetiers, etc.

L'ancien régime abandonnait ainsi à la Révolution la gloire d'émanciper définitivement le travail. La grande nuit du 4 août vit la noblesse et le clergé renoncer d'eux-mêmes, par acclamation, à toutes leurs prérogatives; et, dans l'ordre professionnel, la réforme fit l'objet de la loi du 17 mars 1791: « A partir du 1er avril prochain, dit l'article essentiel de la loi, il sera libre à tout citoyen d'exercer telle profession, art ou métier qu'il trouvera bon... » C'est bien simple, vous le voyez; on dirait volontiers: « Cela va de soi. » Cependant il avait fallu des siècles et des siècles pour en arriver là.

Liberté du travail, libre association ou libre concurrence, tel est le principe qui, depuis lors, préside aux efforts de notre industrie et qui a tant contribué à imprimer à la production, sous toutes ses formes, l'essor merveilleux que vous savez.

Notre siècle a véritablement changé la face du monde et chaque jour amène, dans les rapports de l'homme avec la nature, quelque conquête nouvelle : « On perce les montagnes », disait naguère une voix éloquente, « on plane au-dessus des vallées; on ouvre les isthmes. Des routes livrées à la vapeur, sillonnant de toute part le globe, transportent le plus humble voyageur avec une rapidité qu'au

temps de leur splendeur les plus grands souverains n'ont jamais connue. La pensée et la parole circulent avec la rapidité de l'éclair. Les engins de la mécanique, rivalisant pour la force avec les géants de la fable et pour la dextérité avec les mains des fées, élèvent des monuments cyclopéens ou tissent des voiles légers comme les vapeurs aériennes. L'industrie rajeunie renouvelle ses procédés. La betterave fait reculer la canne à sucre. La garance et la cochenille succombent. La cire de l'abeille est délaissée. La fonte remplace la pierre ; le fer se substitue au bois, l'acier au fer. Maniés par l'électricité, les métaux, se prêtent à tous les besoins de l'industrie et à toutes les fantaisies du goût. La lumière fixe les images qu'elle éclaire et les grave elle-même sur la planche d'acier destinée à les reproduire. L'agriculture apprend à contrôler ses pratiques et à confier aux machines les services pénibles qu'elle demandait aux ouvriers. L'art de guérir s'enrichit de ces méthodes ignorées de nos pères, qui suppriment la douleur et préviennent les contagions. A chaque instant, à chaque pas, au milieu des cités assainies et embellies, à travers les champs ameublis, fécondés, drainés ou irrigués, l'homme moderne se trouve en présence de l'invention bienfaisante. Il en est enveloppé. Il se sent comme entouré d'une foule de génies appliqués à deviner ses besoins ou ses désirs et à leur assurer prompte satisfaction 1.

Ainsi parlait il y a quatre ans, J.-B. Dumas, l'illustre secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et ce tableau magistral, tracé par une main que la mort allait immobiliser, ce tableau est déjà incomplet...

Si le génie de l'homme a pu accumuler en si peu d'années tant de bienfaits et tant de prodiges, il le doit..., il le doit à la science d'abord, et je ne fais que lui rendre justice en la faisant passer ici la première; mais il le doit aussi à la liberté du travail, et ce qui suffirait à le prouver c'est que les peuples qui ont le plus fait, de nos jours, pour le progrès et la civilisation, sont ceux où le travail est le plus libre.

Ne laissons donc pas ébranler ce principe fondamental et salutaire. Aucune des améliorations que notre état social peut encore appeler ne trouvera dans la liberté du travail un obstacle, et si nous nous détachions d'elle, comme quelques-uns nous y invitent, ce serait, Messieurs, pour notre pays, le commencement de la décadence!

A. DE FOVILle.

1 Discours prononcé par J.-B. Dumas, à l'inauguration de la statue d'Antoine Becquerel, le 20 septembre 1883.

QUESTIONS ALGÉRIENNES

ET TUNISIENNES

(L'Algérie et la Tunisie, par Paul Leroy-Beaulieu, in-8° de 472 p. Guillaumin, 1887.)

Les gouvernements qui, depuis un demi-siècle, se sont succédé en France, ont tous cherché à accroître le nombre de nos colonies. La monarchie de juillet a conquis l'Algérie, le second empire nous a donné la Cochinchine et la Nouvelle-Calédonie, la troisième république a placé sous notre domination la Tunisie, le Tonkin et l'île de Madagascar, sans parler d'immenses espaces dans les parages du Congo et du Niger. Mais si les gouvernements ont multiplié les efforts pour rendre à notre pays un ensemble de possessions lointaines, analogue à celui que nous ont fait perdre l'impéritie de Louis XV et les guerres de la Révolution, l'opinion publique n'en a pas moins été, pendant longtemps chez nous, indifférente aux questions coloniales. Il semblait que nous fussions résignés à vivre sur nous-mêmes, et que nous eussions perdu notre ancien esprit d'aventures.

Depuis quelques années, nos idées se sont bien modifiées au sujet de l'utilité des colonies. A notre sens, la réaction a même été poussée trop loin, notre politique coloniale n'a pas répondu à nos véritables intérêts, et nous avons follement dépensé des centaines de millions, pour acquérir en Extrême-Orient des possessions qui obèrent notre budget et qui nous affaiblissent militairement, alors que nous aurions mieux fait de concentrer nos ressources, afin de tirer tout le parti possible d'autres colonies mieux situées. Ainsi nous possédons de l'autre côté de la Méditerranée, à 30 heures des ports de la Provence et du Languedoc, un vaste pays, l'Algérie, qui offre un développement de 1.100 kilomètres de côtes et dont la largeur moyenne est de 500 kilomètres. Sa superficie est d'environ 500.000 kilomètres carrés, sur lesquels on estime que 8 à 10 millions d'hectares se prêtent à une culture intensive. A côté d'elle s'étend une autre contrée, la Tunisie, placée depuis six ans sous notre protectorat, habitée par une population pacifique, égalant le quart de la surface de l'Algérie, et dont le sol est en grande partie fertile. La France possède donc à ses portes un magnifique empire colonial. Elle y a certes exécuté de grandes choses, mais combien d'autres restent à faire! Un seul chiffre suffira pour indiquer que nous avons encore bien des progrès

à réaliser l'Algérie ne compte en effet que 6 habitants par kilomètre carré et la Tunisie que 13. Ne serait-il pas sage de réserver nos ressources pour ces deux colonies? Et quel développement n'aurait pas pris la colonisation algérienne et tunisienne, à quel degré de prospérité ne serait-elle pas sûre d'arriver très prochainement, si au cours de ces cinq ou six dernières années, notre gouvernement eût consacré aux routes, aux chemins de fer, aux ports, aux cours d'eau et aux forêts de nos possessions africaines, le tiers, ou même le quart, de ce que nous avons dépensé au Tonkin?

Quoi qu'il en soit, l'Algérie jouit maintenant de la faveur publique, et il n'est personne qui ne s'intéresse à la France africaine. Aussi l'ouvrage si complet, si profondément médité et si plein de renseignements, que M. Leroy-Beaulieu vient de publier sur l'Algérie et la Tunisie mérite-t-il de fixer l'attention, et doit-il être signalé à tous ceux qui veulent connaître ce que nous avons fait et ce que nous avons encore à faire sur l'autre bord de la Méditerranée.

Nul n'était mieux préparé pour l'écrire. Comme le rappelle l'auteur dans son avant-propos, voilà quinze ans qu'il étudie les questions si variées, qui concernent la sécurité et la prospérité de notre grande possession africaine. Non seulement il possède tous les éléments du problème algérien, mais il connaît à fond les méthodes coloniales, qui ont été suivies par les autres peuples.

D'après une distinction qu'il a établie dans son savant traité de la colonisation chez les peuples modernes et qui est, pour ainsi dire, devenue classique, les colonies se divisent en colonies d'exploitation et colonies de peuplement. Mais l'Algérie forme une classe à part, et elle a, dès le début de notre occupation, présenté un caractère particulier. Avec ses deux millions de Berbères et d'Arabes, maîtres de la totalité du sol, et distribués entre une foule de tribus guerrières et fanatiques, elle n'était susceptible d'être pour la France, ni une colonie de peuplement, ni une colonie d'exploitation; car d'une part, il ne pouvait être question d'exterminer ses habitants, et d'autre part, ils n'étaient pas d'humeur à vivre paisiblement sous notre domination. De là sont nés, pour notre installation dans l'ancienne régence d'Alger, des obstacles de toutes sortes; et M. Leroy-Beaulieu fait avec raison remarquer que, pour juger équitablement notre œuvre en Afrique, il ne faut pas perdre ces obstacles de vue, et ne pas comparer l'Algérie à tel autre pays, où les terres étaient vacantes et où les émigrants n'avaient qu'à les occuper. Nous ajouterons qu'il y a lieu aussi de tenir compte des difficultés que nous a, pendant de longues années, opposées la nature algérienne : combien d'Européens ont succombé aux rigueurs du climat, à la dyssenterie et aux fièvres 4° SÉRIE, T. XL. 15 novembre 1887.

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