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par une loi, créé le premier de ces faits, le deuxième se produisit. C'est assez pour qu'on ne s'attache pas désormais aux mesures fiscales, dans la lutte contre l'alcoolisme, et qu'on ne fonde pas sur elles trop de confiance.

Il est pourtant un point de vue, duquel il serait permis de tourner cette observation en formule et d'affirmer que « l'impôt sur l'alcool, le prix de l'alcool et la moyenne de la consommation par tête augmentent en proportion constante ». On y puiserait, pour combattre les surtaxes exagérées, un argument qui ne laisse pas d'ètre solide. Plus vous frapperez d'impôts l'alcool, plus vous prendrez à l'ouvrier sur sa nourriture et sur celle de la famille. Vous le placerez dans l'alternative de choisir, mais réfléchissez-y, je vous prie : il n'est rien dont on se passe si facilement que du nécessaire; il est en tout cas un certain superflu qui, à la longue, devient plus nécessaire que le nécessaire même. Or, l'alcool est pour l'ouvrier une bonne part de ce superflu.

Quant à limiter le nombre des débitants, nous ne voyons pas où l'Etat puiserait ce droit, si larges que nous consentions à faire ses attributions en matière d'hygiène publique. Le commerce des vins et eaux-de-vie n'est pas en principe une industrie insalubre ou qui réclame l'obtention d'un diplôme de capacité, c'est un commerce libre comme presque tous les autres, sauf la médecine et la pharmacie, et pour la pharmacie la question n'est pas tranchée, de savoir si l'Etat n'excède pas un peu son droit. Nous ne saurions trop le répéter d'ailleurs il n'est pas sûr que la réduction du nombre des débits amène infailliblement une réduction de la consommation. M. Hartmann a prouvé le contraire, pour quelques-uns de nos départements, dans un article fort étudié de l'Economiste français. Dans 12 départements (10 du Midi et 2 du Nord), les débits ont, de 1881 à 1885, diminué de 5 0/0 et la consommation de l'alcool a augmenté de 8 00: dans 45 départements, tandis que le nombre des débits augmentait de 900 la consommation augmentait de 11 0/0, mais dans 29 départements, ceux principalement dont la moyenne est la plus élevée sur la carte de la consommation de l'alcool, la consommation diminuait de 9 0/0, tandis que le nombre des débits augmentait de 10 0/0. On voit par ces chiffres, que prétendre restreindre l'alcoolisme en restreignant le nombre des débits, serait, selon toute probabilité, se bercer, autant qu'en imposant l'alcool et en le surimposant, d'une espérance flatteuse, mais illusoire.

Quoi alors et que reste-t-il au législateur? De décréter que l'ivresse est un délit et à ce titre tombe sous l'application d'une peine correctionnelle ? Mais on y a déjà pensé et on n'a pas manqué de le faire.

En 1873, les tribunaux ont prononcé 59.000 condamnations, en 1875, 98.000, en 1884, 66.000. Encore une fois qu'on ne triomphe pas de cette diminution : ce ne sont pas les ivrognes qui se sont corrigés ou qu'on a corrigés, par la prison ou par l'amende, c'est la sévérité des tribunaux qui s'est relâchée devant la persistance des récidives et l'inefficacité de la peine. Joint à cela que les contraventions d'ivresse, connexes à des délits correctionnels, ont doublé depuis 1873. On en comptait 5.000 en 1873 et 9.000 en 1884.

Quoi donc enfin ? Proclamer le monopole de l'alcool, après le monopole du tabac et le monopole des allumettes ? C'est un projet cher à M. Alglave, que nous ne pouvons discuter en passant et que, du reste, une commission extra-parlementaire est, en ce moment, en train d'examiner. Mais sans entrer dans le fond de la discussion, c'est un projet qui offre plus d'un inconvénient visible. Les dégrèvements que M. Alglave fait reposer sur son adoption auraient en eux de quoi tenter. Le monopole de l'alcool donnerait, à l'en croire, le moyen à l'Etat de supprimer les impôts sur les vins, le cidre et la bière, l'impôt sur les transports par chemins de fer, les octrois et le principal de l'impôt foncier des terres. Ce sont de magnifiques résultats, auxquels pas un monopole jusqu'ici ne nous avait accoutumés. Il serait peut-être prudent de laisser nos voisins se charger des frais de l'expérience. Comment la Suisse supportera-t-elle le régime du monopole? Comment la Russie supporte-t-elle le régime de l'affermage, qui est un quasi-monopole ? L'Etat, changé en producteur, ne deviendra-t-il pas producteur jusqu'au bout? Ne voudra-t-il pas vendre surtout, vendre quand même, vendre toujours ? En un mot l'Etat producteur et marchand ne poussera-t-il pas à la consommation? S'il le fait ne subira-t-il pas, de ce chef, une véritable déchéance, une diminutio capitis? Pour vendre, il sera forcé de produire à un prix abordable, et pour produire à un prix abordable, il sera forcé de produire, ni plus ni moins que le commerce, des qualités inférieures, ou bien il fera de mauvaises affaires. Mais nous sommes fixés à ce sujet par le monopole des tabacs. L'Etat, qui ne redoute pas la concurrence, soigne médiocrement sa marque de fabrique. Entre la qualité et les bénéfices, il n'aura pas à hésiter; il ne considérera que les ressources qu'il en tire pour faire face à une dépense ou pour combler un déficit; les alcools qu'il nous fournira seront à dose budgétaire. Nous n'aurons fait que changer d'empoisonneur. Les contribuables n'en iront que plus mal et les ivrognes n'en iront pas mieux.

Dans son Rapport à la commission d'enquête du Sénat, le docteur Théophile Roussel jette par delà l'Atlantique un regard d'admira

tion et d'envie. Il n'a que peu de foi dans les suasionniss, dans les organisateurs des « mouvements » ou même des « agitations » de tempérance ou d'abstinence. Il partage l'avis du comité de Boston : « Les Sociétés de tempérance sont faites pour les gens sobres; elles ont pour but de maintenir sobres tous ceux qui le sont déjà, jusqu'à ce que tous les alcooliques soient descendus dans la tombe et que le monde entier soit affranchi du joug de l'alcoolisme. » A nous non plus l'hypothèse ne déplait pas, encore que vaguement spencérienne. Laissons faire la sélection naturelle, et la sélection par l'alcool amylique, tout en déplorant qu'elles agissent si lentement. Mais ne suivons pas M. le sénateur Roussel dans son enthousiasme legalist: « Je viens, s'écrie-t-il avec le docteur Lees, de visiter Washington, Baltimore, Philadelphie, New-York, Albany, Utica, Rochester, Buffalo, Detroit, Chicago, Cincinnati, San-Francisco, où le trafic des liqueurs est soumis à des licences ou libre, et partout j'y ai vu l'intempérance avec la débauche et les conséquences ordinaires et lamentables d'un pareil état de choses; d'autre part, j'ai vu des villes, des districts, des comtés entiers dans le Connecticut, le Maine, le Massachusetts, le New-Hampshire, l'Ohio, l'Illinois, l'Iowa, où l'ivrognerie est totalement inconnue, où le paupérisme est presque éteint, où le crime n'apparaît qu'à de rares intervalles, où l'on ne pourrait compter un aliéné ou un idiot sur des milliers d'habitants ». Essayerat-on, comme ces Etats l'ont fait, d'obtenir, par une sorte de plébiscite, une interdiction absolue et générale de toute vente et de toute fabrication d'alcool? Le moyen serait radical, mais il y a beaucoup de chances pour que la tentative échoue et que le plébiscite réponde: Non, à une très grande majorité. Ne soyons pas si ambitieux, accommodons-nous de nos imperfections. A défaut de l'alcool de vin que le phylloxera nous a pris, tàchons d'avoir, ainsi que M. Grandeau nous le conseille 1, des alcools d'industrie, débarrassés chimiquement de leurs impuretés. Ce nous sera un progrès notable, puisque la qualité de l'alcool consommé importe plus que la quantité même. C'est tout le progrès que nous puissions nous promettre. Un pays neuf fait ses mœurs à son gré; un pays mûr subit le vice des siennes, et si chaque époque a ses maux, chaque àge aussi a sa philosophie. La notre doit être celle des hommes et des sociétés qui vieillissent; c'est la résignation, mais non le renoncement. L'Ecriture nous l'apprend depuis dix-huit cents ans il y aura toujours des pauvres et des ivrognes - parmi nous. Efforçons-nous seulement qu'il y en ait le moins

Le Temps du jeudi 13 octobre 1887.

possible, et pour qu'il y en ait de moins en moins, ne légiférons pas, prêchons. Oui, le mal est épouvantable et nous n'avons rien dit de trop en l'appelant un péril national. Oui, par l'alcoolisme croissant, nous serions voués aux folies croissantes, aux suicides croissants, à la diminution et à l'appauvrissement de la race, à la déchéance de l'esprit et du corps, à la décadence politique et par le relâchement dont il est une des formes, nous serions voués peut-être à la mort historique. Nous avons donc le devoir de lutter, mais ne nous trompons pas sur les armes. Un monopole n'y ferait rien, des taxes nouvelles n'y feraient rien, des pénalités, même sévères, n'y feraient rien. Ou ces moyens n'agiraient pas, ou ils agiraient contre le but, ou pour agir ils écraseraient quelqu'un. Après avoir, si nous le pouvons, amélioré, par des opérations chimiques, la qualité des mélanges industriels, à base de betteraves, de pommes de terre ou de mélasses, améliorons, par les voies légitimes qui ne sont nullement des voies prohibitrices, la condition matérielle des classes où se recrute la clientèle de l'alcool. Diminuons le prix de la vie, en abaissant les impôts sur la vie, et gardons-nous de nous imaginer qu'en élevant le prix des boissons nous allons empêcher les pauvres de se doubler d'autant d'ivrognes. Par la parole, par l'exemple, par tout ce que peuvent des hommes qui veulent le bien et qui le veulent virilement, améliorons notre santé morale et la santé morale du peuple. Enseignons-lui, pour qu'il les réapprenne, de saintes choses qu'il a oubliées. C'est le cabaret qui perd et la maison qui sauve. Faisons que la maison soit plus douce et plus forte que le cabaret. Que si maintenant nous prêchons dans le désert, ce ne sera pas si grave que d'y légiférer. Si notre zèle ne sert de rien, il ne coûtera rien à personne.

CHARLES BENOIST.

REVUE DE L'ACADÉMIE

DES

SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

(Du 15 août au 15 novembre 1887).

SOMMAIRE
Turgot.

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Travaux de philosophie et d'histoire. La correspondance de L'individu et l'État en Angleterre. La fondation de l'État du Congo. Les ouvriers et les accidents. Les classes agricoles de l'Ile de France. - La durée et les mutations des familles rurales. Communications des savants étrangers. — Les Ordonnances de François Ier.

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Les séances de l'Académie des sciences morales et politiques dans ces derniers temps ont été marquées par des lectures faites sur les sujets les plus divers par plusieurs membres de la savante Compagnie. M. Waddington, correspondant pour la section de philosophie, a communiqué une étude sur le Parménide de Platon, M. Franck une note sur l'Irréligion de l'avenir; M. Arthur Desjardins a présenté un travail sur le Sifflet au théâtre; M. Chéruel, un fragment sur la Princesse Palatine, Anne de Gonzague et son rôle pendant la Fronde; M. Doniol, correspondant pour la section d'histoire, a commenté des documents inédits sur le Rapprochement du gouver nement de Louis XVI avec Frédéric II, M. Léon Say a présenté des lettres inédites extraites de la Correspondance de Turgot, M. Boutmy a lu un important mémoire sur l'Individu et l'État en Angleterre, M. G. Moynier, correspondant pour la section de morale, a adressé la fin de son travail sur l'Etat indépendant du Congo; M. Baudrillart a communiqué un magistral rapport sur la Condition des classes agricoles de l'Ile de France. Ne pouvant analyser toutes ces communications, nous ne nous arrêterons qu'à celles qui rentrent à des titres divers dans le cadre de ce recueil.

I

M. Léon Say a donné lecture de quelques lettres adressées à Turgot et qui n'avaient point encore été publiées. Plusieurs n'ont qu'un caractère privé, comme celle de David Hume sur les impôts et celle du père de Turgot à son fils sur la thèse de bachelier soutenue à la

« EelmineJätka »