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avec la carrière d'un Lacuée ou d'un Lebrun. Il appartenait à cette élite heureuse ou malheureuse d'esprits qui restent toujours jeunes. Les leçons de la vie ne les peuvent détromper. L'historien Lacretelle, dans le portrait qu'il a tracé de Dupont de Nemours, nous le montre systématique et plein d'illusions : « Il croyait toujours marcher vers un âge d'or que la raison enfanterait... » Turgot disait de lui: « Dupont sera toujours un jeune homme de brillante espérance. « Il mourut âgé, dit à son tour M. Simon, mais non pas vieux. Il agit et il écrivit jusqu'à la fin avec l'exubérance et l'imprudence de la jeunesse... Ses nombreux ouvrages ont les qualités et les défauts d'une conversation brillante. » Dupont de Nemours, si je ne me trompe, ressemblait fort à son contemporain Montlosier. Tel il était dans ses articles de journaux et dans ses livres, tel il se montra dans les nombreux mémoires qu'il communiqua à la section. On l'y retrouve, avec ses vues élevées, généreuses, parfois

neuves et souvent bizarres.

Les titres même en témoignent. Plusieurs sont bien étranges. Un des mémoires qu'il lut était intitulé: Pourquoi la plupart des chemins sont tortus, et pourquoi il est rare que les hommes et les gouvernements marchent droit. Un autre roulait sur la sociabilité et la moralité des chiens, des renards et des loups. D'autres, tels que le mémoire intitulé le serpent, ou commentaire sur le second chapitre de la genèse, se rattachent à un ordre de spéculations philosophiques ou religieuses qui occupaient ce singulier penseur. Il lut aussi des extraits de sa Philosophie de l'univers. L'Institut, d'après le décret organique, devait nommer tous les ans six de ses membres pour accomplir des voyages scientifiques. Dupont de Nemours se fit envoyer en Amérique. Il adressait de là à ses confrères une correspondance très active. Les mémoires se succédaient rapidement. C'était un jour la description d'un mollusque; un autre, une étude sur la force des courants du golfe du Mexique, ou sur la formation de l'eau dans les corps animés. Tout cela sans doute était digne d'intérêt et fait honneur à l'incessante activité de cet esprit. Mais nous voilà bien loin de l'économie politique, et l'on cherche en vain quel rapport ces travaux pouvaient bien avoir avec la science spéciale que la section avait pour mission de cultiver et de représenter au sein du nouvel Institut. Et ici nous touchons à l'un des côtés faibles que présen tait, dans sa période initiale, l'organisation de ce grand corps. Ses fondateurs avaient voulu réaliser une chimérique unité à laquelle répugne l'esprit de l'homme en son travail, dont la division est la loi. Ils n'avaient pas distingué assez nettement les unes des autres les branches diverses

1 Sur Montlosier, voir le beau livre de M. Bardoux: le Comte de Montlosier et le Gallicanisme, 1 vol. in-8°. Paris, Calmann-Lévy, 1881.

du savoir humain. De là une certaine confusion, et c'est ainsi que la section d'économie politique accueillait trop complaisamment des communications tout à fait étrangères à sa compétence et à son objet.

Roederer lui-même, qui avait dans l'esprit plus de prudence que Dupont de Nemours, et qui d'ailleurs avait fait œuvre sérieuse d'économiste, Roederer n'échappait pas plus que les autres au défaut que je viens de signaler. Il présenta des travaux très variés, mais presque tous parfaitement étrangers à la science économique. Tels étaient ses mémoires sur les institutions funéraires convenables dans une république, sur la composition d'un catéchisme de morale, et sur « les deux éléments principaux qui composent l'amour ». Je ne voudrais pas attribuer à cette absence de règle plus de gravité qu'elle n'en avait peut-être aux yeux des contemporains, et néanmoins, en assistant à ce défilé de travaux sur des sujets si éloignés de l'économie politique, et dont plusieurs ressemblent plutôt à des jeux de rhéteurs qu'à des œuvres sérieuses, en voyant se perpétuer cet état d'anarchie dans les travaux et dans les délibérations d'une compagnie où le caprice individuel semblait être la seule loi, je me demande si cette incohérence n'a pas contribué à enhardir et même à excuser le premier consul, lorsqu'il supprima brutalement cette classe des sciences morales, où il prétendait ne voir qu'une assemblée d'idéologues.

En outre de ses membres titulaires, la section d'économie politique comprenait des membres associés. C'étaient Gallois, Forbonnais, Romme, Germain Garnier, Duvillard et Danyère. M. Jules Simon s'arrête spécialement à Véron de Forbonnais, « un des hommes qui contribuèrent le plus à populariser en France la science de l'économie politique ». Il avait publié, en 1753, des Considerations sur les finances d'Espagne relativement à celles de France, qui eurent leur époque de célébrité, et des Recherches et considérations sur les finances de France depuis 1595 jusqu'en 1721, c'est-à-dire depuis Sully jusqu'à Law, où il dénonçait le système des impôts en vigueur, comme contraire à la justice, à l'égalité, au travail national et à la fortune publique. Ses éléments de commerce furent longtemps classiques. Forbonnais, qui était aussi un lettré, traducteur de Tacite et poète à ses heures, avait exercéé avant la Révolution, l'emploi d'inspecteur général des monnaies, puis de premier commis du contrôleur général Silhouette, et achet, une charge de conseiller au parlement de Metz. Il mourut à Paris en 1800. Il était né en 1722, et avait ainsi près de soixante-treize ans lorsqu'il fut élu membre associé. « Ce n'est pas par ses maximes générales qu'il faut juger Forbonnais, mais par l'influence qu'il a exercée sur ses contemporains; ses ouvrages, qui marquent une date en économie politique seront toujours une source de renseignements

précieux pour les historiens. » Forbonnais était surtout un économiste financier.

Tels étaient les membres titulaires et associés de la section. Le lecteur a pu se former une idée de ce qu'ils étaient, et des travaux qu'ils communiquèrent. Il reste à indiquer les moyens d'action que la nouvelle section mit en œuvre et spécialement les sujets de concours qu'elle pro

posa.

Le premier sujet de prix fut celui-ci : « Pour quels objets et à quelles conditions convient-il à un État républicain d'ouvrir des emprunts publics?» La question était intéressante, d'un intérêt qui est de tous les temps, et en particulier du nôtre. La question devait être examinée

sous ses rapports avec la politique, l'économie et la morale ». Le prix consistait dans cinq hectogrammes d'or frappés en médaille. Après plusieurs ajournements, il ne fut pas décerné. Le sujet fut retiré en l'an IX.

Un autre concours fut ouvert sur la question suivante : « Comment l'abolition progressive de la servitude en Europe a-t-elle influé sur le développement des lumières et des richesses des nations? > Le sujet n'était pas heureux. Il était vague, prêtait à la déclamation, et semblait inviter les concurrents à faire revivre le faux pathétique et la vaine phraséologie qui avaient régné dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Enfin, le faut-il dire? il sentait un peu ces idéologues que Bonaparte détestait.

Un seul concours donna lieu à une récompense.

C'était sur un sujet d'école : « Est-il vrai que, dans un pays agricole, toute espèce de contribution retombe en dernier terme sur les propriétaires fonciers, et, si l'on se décide pour l'affirmative, les contributions indirectes retombent-elles sur ces mêmes propriétaires avec surcharge? Le lauréat, le citoyen Canard, avait intitulé son mémoire : Essai sur la circulation de l'impôt.

Signalons enfin la part que la section prenait à la nomination et aux travaux des vingt inspecteurs de l'agriculture. Cette nomination appartenait de droit à l'Institut, qui ne se bornait point à choisir ces fonctionnaires, mais leur donnait des instructions, correspondait avec eux, recevait leurs communications qu'il discutait, et publiait au besoin, en un mot exerçait sur eux une tutelle véritable.

La section, on le voit, n'était point inactive, et son activité n'était point stérile. Ses travaux n'avaient pas non plus un caractère simplement spéculatif. Les intérêts pratiques n'en étaient pas exclus. A côté de certaines élucubrations qui n'auraient pas dû occuper la section d'économie politique, mais qui, à vrai dire, n'auraient guère mieux convenu à l'une des autres sections de la classe, à côté des communications sans valeur que prodiguait l'ardeur capricieuse et indiscrète de

quelques esprits plus généreux qu'avisés, tels que Dupont de Nemours, il me serait aisé de signaler des mémoires bien étudiés, bien pensés, pleins d'aperçus instructifs, qui prouvent que la section d'économie politique et la seconde classe, celle des sciences morales, dont cette section faisait partie, ne méritaient pas la condamnation que le premier Consul se hâta de prononcer. C'est une vérité qui me paraît résulter avec évidence de l'ouvrage de M. Jules Simon. Tout son livre tend à répudier une légende que M. de Tocqueville avait accueillie un peu trop facilement, en lui prêtant la grande autorité de sa parole. M. de Tocqueville avait tracé une peinture plus piquante que fidèle des études favorites où la classe des sciences morales se renfermait. « On la trouve, disait-il, employant sa dernière séance à écouter M. de Volney chargé de donner des renseignements intéressants sur les tuniques des momies égyptiennes... En économie politique, on s'occupait de la crue et de la diminution journalière de la Seine. Et en politique, on ne s'occupait de rien. Le public la traitait un peu comme elle se traitait elle-même. On ne voit figurer dans ses derniers procès-verbaux que le titre d'un seul ouvrage de quelque étendue, dont il lui fut fait hommage; il est intitulé Cours de morale à l'usage des jeunes demoiselles, par le citoyen Almaric. » Et M. de Tocqueville ajoutait : « L'Académie eut beau se faire toute petite; l'œil de Napoléon l'aperçut dans cette ombre où elle s'était jetée. » M. Jules Simon a fait justice de ce discours où le grave écrivain avait cédé peut-être au penchant si français d'avoir de l'esprit en public. Non! la classe des sciences morales, en 1803, ne fut pas justement frappée. Je reconnais d'ailleurs qu'elle laissait fort à désirer pour la conduite de ses travaux. Il eût fallu la réorganiser, non la détruire. Au point de vue politique, plusieurs de ses membres pouvaient être hostiles au nouveau César; étaient-ils en vérité dangereux ? Et, au point de vue scientifique, elle représentait les parties les plus hautes de l'esprit humain.

BÉRARD-VARAGNAC.

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M. Houdard dans le Journal des Économistes de juin dernier, rend compte de ma dernière brochure sur la Valeur, où j'ai passé en revue et discuté, avec plus ou moins d'étendue, quelques articles sur ce sujet, émanés de divers auteurs parmi lesquels il figure lui-même, et publiés dans le présent recueil entre 1881 et 1884.

M. Houdard, après avoir rapporté, dans un court préliminaire, les principales divisions de mon opuscule, qui, par parenthèse, sont au nombre de huit, m'adresse les objections suivantes :

Première objection: La théorie que je propose, en matière de valeur, est, à son dire, moins une théorie qu'une simple définition; elle se réduit à une définition.

-Cette objection, qui tend à diminuer l'importance de mon travail, est-elle bien fondée? Je le conteste formellement; et voici mes raisons : La brochure dont il parie et qui porte pour titre : Le dernier mot sur une controverse relative à la notion de valeur. Véritable théorie de la valeur, contient 74 pages d'un petit texte et d'un grand format. Elle contient une partie critique et une partie dogmatique. Dans la partie critique, qui en forme les quatre cinquièmes, j'ai été amené par les nécessités de mon argumentation à rappeler, soit expressément, soit implicitement, les points essentiels et caractéristiques qui constituent, à mes yeux la véritable théorie de la valeur. Dans la partie dogmatique qui en forme le dernier cinquième, j'ai exposé cette théorie avec les explications et les développements qui m'ont paru nécessaires pour la rendre facilement intelligible au commun des lecteurs. Or, est-il permis de dire, après tout cela, qu'il n'y a dans ce long écrit qu'une simple définition? Ma théorie sans doute peut, à la rigueur, comme beaucoup d'autres, se condenser dans une définition; mais elle ne se réduit pas à une définition; elle est autre chose et plus qu'une définition. Je ne me suis donc pas servi d'un terme trop ambitieux, quand je l'ai appelée une théorie; et la critique de M. Houdard, quant à ce point, tombe évidemment à faux. Deuxième objection. - D'après lui encore, ma « doctrine aboutit à conclure qu'il n'y a rien de fixe dans la valeur; c'est une théorie négative. Assurément, dans tout le cours de mon étude, j'ai dit et redit que la valeur des objets est sujette à d'incessantes oscillations. Mais qui donc oserait contester le caractère instable de la valeur? Et d'ailleure de ce

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