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quand on augmenta récemment le droit sur les blés, on soutint que le prix n'en changerait pas. Les faits n'ont pas donné raison à ces prévisions. En comparant le prix du blé en France et en Angleterre du 22 janvier au 16 avril de l'année courante on a une hausse de 2 fr. 16 dans le premier de ces pays et une baisse de 2 fr. 07 dans le second 1. Voici des chiffres analogues pour l'Italie, en comparant le prix du blé roux américain à Anvers avec celui du blé tendre italien à Gênes avant et après l'augmentation des droits de douane:

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Ainsi donc, tandis que le prix du blé ne changeait pas à Gênes, il baissait de 1 fr. 3/8 à 1 fr. 1/2 par 100 kilogr. à Anvers.

Mais le rapporteur de la commission parlementaire chargée d'examiner le projet de loi sur l'augmentation des droits sur les céréales nous dit gravement que « l'on a constaté officiellement (sic), et que <«< personne ne voudra nier qu'en France et en Allemagne le pain « n'a pas augmenté de prix par effet des droits d'entrée ». Pourtant bien des gens nient justement cela, mais peut-être notre bon rapporteur croit-il que « personne » est leur nom, comme celui d'Ulysse dans la grotte de Polyphème.

Le plus clair de tous ces beaux sophismes, qu'on nous répète à propos de chacune des nombreuses taxes qui grèvent le pain, c'est qu'à Londres le pain de 1re qualité coûte 35 cen times le kilogr. et dans les villes italiennes, à Florence, par exemple, il en coûte 42; le pain de 2o qualité coûte à Londres 27 centimes et à Florence 36. Sans doute cette différence de prix est causée par une quantité de taxes, dont chacune a un effet insensible, prétend-on, mais l'effet total est fort sensible, comme on voit par les chiffres ci-dessus.

Il est vrai que le rapporteur de la commission parlementaire connaît le moyen d'empêcher l'augmentation du prix du pain de se produire. Il faut pour cela que « l'autorité publique ait une attitude résolue » et «< que le gouvernement surveille le marché du pain et celui des farines ». C'est sous l'empire de ces idées que nous avons été sur le point de voir fixer le prix du pain par l'autorité municipale dans plusieurs villes d'Italie, à Rome entre autres. Et beaucoup de députés insistaient auprès du gouvernement pour qu'on n'abandonnât pas le marché du pain à l'arbitraire des boulangers!

↑ Journal des Économistes, juillet 1887, p. 44.

Il y a encore des gens qui croient que l'on peut fixer par la loi le prix des marchandises; l'expérience du passé ne leur a rien appris, à ces hommes pratiques et, ce qu'il y a de plus singulier, ils se considèrent comme très avancés dans leurs idées scientifiques, tandis qu'ils nous accusent d'être restés « cristallisés dans de vieilles théories économiques.

Non seulement pour le pain, mais même pour le blé, notre rapporteur doute que des droits d'entrée « modérés » puissent en augmenter le prix. Et pourtant en écrivant cela il avait sous les yeux le rapport du ministre des finances qui reconnaît qu'en Allemagne les droits d'entrée ont élevé les prix en comparaison de ce qu'ils sont devenus sur le marché anglais, « ou qu'il n'y a aucun frein à la concurrence internationale ». Malheureux Anglais qui manquent d'un frein aussi salutaire!

Mais quand on nous dit que le prix du blé n'augmentera pas, il n'y a là, au fond, qu'un jeu de mots. On se garde bien de comparer ce prix à ce qu'il serait sans la taxe, ou à ce qu'il est sur des marchés qui manquent de « freins à la concurrence », on le compare à ce qu'il était avant l'établissement de la taxe, et alors il se peut qu'en effet le prix du blé n'augmente pas, ou même diminue, nonobstant les nouveaux droits, car cela dépend des récoltes plus ou moins bonnes, du cours des frêts, et autres éléments semblables, qui n'ont rien à voir avec les droits d'entrée. En faisant ce raisonnement on admet implicitement que pourvu que le prix du blé n'augmente pas, le peuple n'a rien autre chose à désirer. On oublie que quand les prix de la plupart des marchandises baissent, ceux qui restent sans changer d'une manière absolue, augmentent effectivement en comparaison des autres. En outre il faudrait dire pourquoi c'est juste le prix de 1886 qui doit être considéré comme le prix normal du blé, et tel que s'il n'augmente pas on doit s'en contenter. Et l'on ne devrait pas négliger d'examiner si l'état de choses actuel est tellement satisfaisant qu'on ne doive y désirer aucun changement en mieux. Hélas! on reconnaitrait alors de tristes vérités. Nos protectionnistes eux-mêmes admettent que les Italiens auraient besoin pour se nourrir de 70 millions d'hectolitres de blé par an, tandis qu'ils n'en consomment que 60 millions. Ces dix millions d'hectolitres de blé qui manquent pour l'alimentation du peuple sont la cause de souffrances inouïes, et, pour s'en faire une idée, il faut avoir vu ce que mangent les pauvres dans certaines provinces de l'Italie; il n'y a pas d'aliments inférieurs qu'ils rebutent, et ils en arrivent, à l'intérieur de la Sardaigne, à mêler de la terre à leur nourriture.

Une terrible maladie, la pellagre, est la conséquence de l'alimen

tation exclusive avec le maïs; elle a diminué quand le prix du froment baissait; elle augmentera s'il renchérit, et, si même elle restait stationnaire, ce n'est vraiment pas là un état de choses qui mérite que l'on tâche de le consolider. Ceux qui réclament l'intervention de l'Etat en toute chose, devraient bien se rappeler que c'est précisément parce qu'il a fait augmenter le prix du blé, au profit des propriétaires, que des malheureux sont décimés par la pellagre, et bien souvent sont conduits ainsi à la démence et au suicide.

Le bon marché du pain est, paraît-il, ce que redoutent le plus nos hommes d'Etat. Ayant augmenté le droit sur le blé, il était juste et naturel qu'on augmentat en proportion celui sur les farines, mais on a été au-delà, dans le but avoué de protéger les entreprises de mouture.

Le gouvernement proposait de porter le droit sur les farines de 2 fr. 77 à 5 fr. 50 les 100 kilogr.; cela n'a pas suffi pour contenter nos protectionnistes plus ou moins déguisés, et ce droit a été augmenté jusqu'à 6 francs. M. Luzzatti, rapporteur de la commission parlementaire pour la réforme du régime douanier, nous avertit même qu'il pense qu'on pourrait arriver à 6 fr. 25. Or, en admettant le raisonnement des meuniers qui prétendent que 100 kilogr. de blé donnent 75 kilogr de farine (on peut réellement en avoir un peu plus) le droit de 3 francs sur le blé correspondrait à un droit de 4 francs sur la farine; la différence avec le droit imposé, soit 2 fr., tombe dans la poche de messieurs les meuniers, lesquels ont besoin d'un peu de protection, nous dit M. Luzzatti, pour se défendre contre le bon marché du transport des farines, et contre la concurrence de certains grands moulins que l'on construit à Odessa. Touchante sollicitude du gouvernement, qui a soin d'annuler au moyen de nouvelles taxes l'effet de tout perfectionnement qui pourrait diminuer le prix du pain. Quel malheur si tous les Italiens pouvaient manger du pain de froment, et si la pellagre n'avait qu'à disparaître! Heureusement nos hommes d'Etat pratiques y veillent et ils sauront bien maintenir le prix du pain à un taux raisonnable!

Toute cette histoire de l'augmentation des droits d'entrée sur le blé est singulière et édifiante à plus d'un point de vue.

Il y avait autrefois en Italie un impôt sur la mouture des céréales, établi en 1868 par un ministère de droite. C'était le temps où il y avait encore une droite et une gauche dans notre Parlement, et celle-ci tonnait fort contre cet impôt antidémocratique et qui faisait renchérir le pain du pauvre peuple; car il paraît qu'alors la théorie et la pratique allaient d'accord pour reconnaître qu'une taxe sur la

farine augmente le prix du pain; maintenant nous avons changé tout cela. La gauche donc réclamait à cor et à cri le dégrèvement de la mouture; c'était son delenda Carthago, l'arme avec laquelle elle sapait le pouvoir des ministères de droite. Enfin en 1876 la gauche atteignit le pouvoir; et, comme on avait encore alors le préjugé que les hommes doivent mettre une certaine suite entre leurs discours et leurs actes, on abolit effectivement l'impôt sur la mouture en 1880.

Depuis les hommes de la gauche se faisaient gloire d'avoir ainsi dégrevé le pain du pauvre, et cela continua jusqu'à tout récemment; il y eut même des retardataires, parmi lesquels des ministres, qui déclaraient que jamais ils n'auraient consenti à l'augmentation des droits sur le blé; malheureusement ce jamais ne dura que fort peu de jours, et le 18 avril ces mêmes ministres présentaient à la Chambre le projet de loi qui augmentait le droit d'entrée sur les céréales.

Il est vrai qu'au cours de la discussion, le ministre du commerce déclarait que le droit de 3 fr. par 100 kilogr. n'était que fiscal, se séparant en cela de son collègue le ministre des finances et du rapporteur de la commission parlementaire, qui admettent bel et bien la protection. Le ministre du commerce ajoutait que si le droit était porté à 3 fr. 50, alors seulement il deviendrait protecteur. Pourquoi ? Voilà ce qu'il n'est pas facile de connaître.

La pratique a de ces mystères que le vulgaire ne saurait pénétrer! L'impôt sur la mouture était de 2 francs les 100 kilogr. ; les contribuables payeront donc maintenant, par l'effet des droits d'entrée sur le blé, une somme encore plus considérable que celle que leur coutait l'impôt sur la mouture, avec cette différence que ce dernier rentrait entièrement dans les caisses de l'Etat, tandis que l'impôt qui résulte des droits d'entrée se partagera entre l'Etat et les propriétaires. L'Etat en aura à peu près les tandis que les autres iront au propriétaire de terres à blé, ou seront en partie détruits par la continuation de la culture du blé dans de mauvaises conditions.

Le calcul en est aisé. L'Italie produit en moyenne 3.400 mille tonnes de blé par an; on en a importé l'année dernière 958 mille tonnes1, ce qui donne un total de 4.358 mille tonnes, dont les chiffres précédents représentent à peu près respectivement les et les

L'importation du blé en 1886 a été de 936.233 tonnes, mais il faut aussi tenir compte de l'importation de la farine qui a été de 22.112 tonnes, lesquelles représentent 22.380 tonnes de blé. Pour un calcul approximatif nous les ajoutons à la quantité directement importée et nous trouvons ainsi 958.613 tonnes. La production en 1886 a été de 45.607 milliers d'hectolitres, qui, en chiffres ronds, représentent à peu près 3.400 milles tonnes.

Ce n'est pas que le ministère n'eût désiré recevoir la totalité de la somme, les ministères aiment généralement assez à disposer de gros budgets, mais il l'aurait difficilement obtenue de sa majorité, s'il ne lui avait fait la part du lion.

1

Comme s'il ne suffisait pas encore des taxes qu'on paye à l'Etat, aux propriétaires fonciers et aux meuniers, voilà que les communes, quand on ôta l'impôt sur la mouture, s'empressèrent d'augmenter les droits d'octroi sur les farines. Elles n'ont garde, naturellement, de renoncer à cette augmentation, maintenant qu'on rétablit sous une autre forme l'impôt sur la mouture'. Ceci s'appelle transformer les impôts dans un sens démocratique et dégrever les consommateurs. Il est bon de le redire, car personne ne s'en douterait!

Le droit d'entrée sur l'avoine a été presque doublé : de 1 fr. 15 les 100 kilog. il a été porté à 2 fr.

A ce propos, nos protectionnistes ont sorti de leur arsenal l'ancien argument de la balance du commerce, que l'on croyait définitivement hors d'usage. On a jugé qu'il fallait se hâter d'augmenter le droit d'entrée sur l'avoine, pour éviter l'exportation de l'or qui servait à payer cette marchandise.

Le rapporteur de la commission parlementaire pour l'augmentation des droits sur les céréales fait le compte de la différence entre la valeur de l'exportation et celle de l'importation du blé, de la farine et de l'avoine, et il compare cette différence à la balance du commerce général de l'Italie, dans le tableau suivant :

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↑ L'État aussi a sa part dans l'octroi sur les farines; voici ce qu'elles payent dans quelques villes d'Italie, par 100 kilogr.:

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