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nommée et ses armées constamment victorieuses, ne pouvait être tranquille sur son trône tant que celui d'Espagne serait occupé par un Bourbon, qui aurait toujours la pensée de venger ses parents de la branche aînée; qu'ainsi le sort de l'Espagne était irrévocablement fixé; que Napoléon avait décidé de placer sur le trône d'Espagne son frère Joseph; que l'on choisirait pour ministres du nouveau roi les Espagnols les plus capables, et que ceux qui s'opposeraient aux desseins de l'Empereur devaient craindre sa toute-puissance.

« M. de Labrador répondit à M. de Champagny que ni lui ni l'Empereur son maître ne connaissaient l'Espagne ni les Espagnols; que lui, comme plénipotentiaire de Ferdinand VII, roi d'Espagne, il étendrait son bras droit sur la table et se le laisserait couper plutôt que d'apposer une signature, qui le déshonorerait aux yeux de l'Espagne et du monde entier. Cette réponse fut connue du général Berthier, et ce fut à cette occasion qu'il dit que M. de Labrador était le plus féroce des Espagnols. Le général Berthier se trompait: la guerre de Napoléon contre l'Espagne a dû le persuader que, lorsqu'il s'agit d'indépendance, tous les Espagnols partageaient l'opinion de M. de Labrador.»

Après cet aperçu de la négociation de M. de Labrador, nous allons assister à la curieuse conférence qui eut lieu entre Napoléon et le conseiller d'État Escoiquiz, et dans laquelle l'Empereur développa sa politique à l'égard de l'Espagne. Voici le compte rendu de l'ancien gouverneur de Ferdinand VII.

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<«<- Le 24 du mois et an susdits, environ à sept heures et demie du soir, l'Empereur fit venir dans son cabinet, au château de Marrac, ledit Escoiquiz, et eut avec lui le dialogue suivant :

« L'Empereur. Depuis longtemps, chanoine, sur

l'idée que l'on m'a donnée de votre droiture et de votre instruction, je désirais causer avec vous sur les affaires de votre Prince : et bien plus à présent, que dans ma situation, je dois prendre part au malheur du Roi, son père, qui a demandé ma protection. Je la lui dois. Toute l'Europe a les yeux ouverts sur moi. Les circonstances dans lesquelles, au milieu de ses gardes soulevés et du peuple en tumulte, il fit à Aranjuez l'abdication de la couronne, font bien connaître qu 'elle fut forcée; et comme à cette époque mes armées étaient déjà en Espagne, et voisines du lieu de la scène, l'on pourrait croire que j'ai eu quelque part à cette violence, qui donne à toutes les Cours l'exemple d'un fils qui a conspiré contre son père et qui l'a détrôné. Je dois éviter un pareil soupçon, et faire voir au monde que je ne suis point capable d'appuyer un attentat aussi injuste que scandaleux. En conséquence, je ne me résoudrai jamais à reconnaître le prince Ferdinand comme roi légitime d'Espagne, tant que son père, qui m'a adressé une réclamation formelle contre sa prétendue abdication, n'aura pas renouvelé celle-ci en pleine liberté.

«< D'un autre côté, l'intérêt de mon empire exige que la maison de Bourbon, que je dois regarder comme une ennemie implacable de la mienne, ne règne plus en Espagne. C'est aussi ce qu'il y a de plus avantageux pour votre nation, puisque, en lui ôtant une dynastie dont les derniers rois lui ont causé les maux dont elle est si irritée, elle obtiendra, sous la nouvelle que je lui proposerai de placer sur le trône, une Constitution meilleure, et par ce moyen une alliance intime avec la France, qui la garantira pour toujours du seul ennemi qui, par son voisinage et par son pouvoir, pourrait lui être redoutable. Le roi Charles IV lui-même, connaissant que ses fils sont incapables de tenir les

rênes du gouvernement dans ces temps difficiles, et dans l'espoir d'éviter à ses peuples les malheurs qui les menacent, est prêt à me céder ses droits au trône ainsi que ceux de sa famille.

« Ces motifs m'ont déterminé à ne point souffrir que la dynastie des Bourbons règne désormais en Espagne ; mais, plein d'estime, comme je le suis, pour le prince Ferdinand qui est venu me voir avec tant de confiance à Bayonne, c'est avec lui que je veux traiter cette affaire. J'ai l'intention de lui faire un sort qui le dédommagera, autant que possible, tant lui que ses frères, de ce que ma politique leur fait perdre en Espagne.

<< Vous lui proposerez donc, de ma part, de renoncer à tous ses droits à la couronne d'Espagne; moyennant quoi, je lui céderai celle d'Étrurie avec le titre de roi, et une entière indépendance, pour lui et ses héritiers mâles, à perpétuité. Je lui avancerai aussi, en pur don, une année des revenus de cet État, pour y faire son établissement.

« Aussitôt après la signature, pour l'assurer encore plus de mon amitié, je lui donnerai ma nièce pour épouse. S'il accède à ce traité, il se conclura à l'instant avec toutes les formes et la solennité requises: sinon, je traiterai avec son père, qui arrivera l'un de ces jours, et dans ce cas, ni le Prince ni ses frères ne seront plus admis à aucune négociation, et ne devront compter sur aucune espèce d'indemnité. Quant à l'Espagne, si le Prince accepte mes propositions, je garantirai par le même traité son intégrité et son indépendance sous la nouvelle dynastie, ainsi que la conservation de ses lois, de sa religion et de ses usages. Voilà à quoi se réduit mon système sur ce point: car je ne veux pour moi pas même un village d'Espagne. Si ces propositions ne conviennent point à votre Prince, et qu'il veuille retourner en Espagne, il est libre: il

peut partir quand il voudra, toutefois après être convenu avec moi du temps nécessaire à son retour, après lequel les hostilités commenceront entre nous.

« Escoiquiz. Sire, je suis infiniment flatté d'avoir l'honneur de pouvoir exprimer personnellement à Votre Majesté Impériale et Royale les sentiments d'admiration et le profond respect que depuis si longtemps je professe pour elle. Je suis, en même temps, extrêmement reconnaissant de la bonne opinion que Votre Majesté Impériale a daigné prendre de mon caractère, et je regarde comme une obligation sacrée de la justi fier en parlant à Votre Majesté avec la sincérité dont un homme d'honneur ne doit jamais s'écarter. Je crois aussi que je ne pourrais pas faire à Votre Majesté une injure plus cruelle que de dissimuler ou de cacher le moindre de mes sentiments sur une affaire qui intéresse autant sa gloire que le bonheur de mon Roi et de ma patrie auxquels je dois une fidélité à toute épreuve. J'espère donc que Votre Majesté Impériale daignera me permettre de lui parler avec une franchise digne de mon caractère et de tout le respect que je lui dois.

« L'Empereur. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez; je sais que vous êtes un honnête homme, et loin de m'offenser de votre sincérité, je vous en estimerai davantage.

« Escoiquiz. D'après cette assurance, Sire, je dois vous exprimer l'étonnement que m'a causé un projet que mon Roi et ma nation étaient si éloignés de soupçonner, d'après l'étroite liaison qui depuis plus d'un siècle subsiste entre les deux nations, rendue encore plus intime sous l'empire de Votre Majesté; d'après tous les efforts que, depuis cette époque jusqu'aujourd'hui, l'Espagne a faits pour soutenir la France dans toutes ses guerres, y compris celle qu'entreprit Votre Majesté Impériale pour détrôner la branche des Bourbons qui

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régnait à Naples: efforts qui ont coûté à l'Espagne le sacrifice de ses flottes et de ses trésors, et qui l'ont entièrement épuisée; d'après que son gouvernement a remis ses places frontières et ouvert sa capitale aux troupes de Votre Majesté avec toute la confiance que peut inspirer l'amitié la plus aveugle;... d'après les intentions publiques du roi Ferdinand, de donner sa main à une princesse de votre auguste maison, désir qui, quoique sollicité au nom de Votre Majesté par son ambassadeur M. de Beauharnais, fut regardé comme un crime et fut sur le point de coûter la vie au Prince;... d'après enfin que dans le peu de jours qu'il y a qu'il est monté sur le trône, il a renouvelé le même désir, et a donné à Votre Majesté tant de preuves du même attachement et de la même sincérité, surtout celle de venir, avec tant de confiance, se remettre entre ses mains comme dans celles de l'amitié, malgré le refus constant des représentants de Votre Majesté pour le reconnaître pour Roi légitime.

<< Persuadé que ce refus et le projet de priver le roi Ferdinand et sa dynastie de la couronne d'Espagne, ne peuvent provenir que des rapports mensongers parvenus aux oreilles de Votre Majesté sur les affaires de notre pays, je la supplie de me permettre d'en faire connaître l'état véritable, et de montrer que ce projet est aussi contraire aux intérêts politiques de Votre Majesté qu'à ceux de l'Espagne et de mon Souverain.

« Je commencerai par un récit simple et véridique des faits qui ont précédé l'abdication du roi Charles IV, ce qui suffira, vu la notoriété de tout ce qui s'est passé alors, pour prouver que loin d'être forcée, cette abdication a été au contraire libre et volontaire de sa part. Je reprendrai les choses de plus haut, c'est-à-dire depuis la trop fameuse conspiration de l'Escurial, qui, comme j'aurai l'honneur de le démontrer à Votre Ma

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