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de partir, d'avoir égard aux demandes du peuple, et d'éloigner de la cour le prince de la Paix, après l'avoir dépouillé des dignités sans exemple qu'il avait arrachées à la bonté du Roi. Je suis persuadé également que tous ces chefs eussent montré une répugnance invincible à employer la force pour réduire au silence un peuple, dont le seul crime était de manifester son amour pour son Roi, en lui demandant les choses les plus justes et les plus nécessaires à la félicité de Leurs Majestés et à celle de leur famille et de toute la nation.

« Et fallait-il davantage que ces sages conseils, pour que l'ennemi le plus cruel de sa patrie, le prince de la Paix, et le Roi et la Reine, séduits par ses artifices, peignissent à Votre Majesté Impériale les chefs et les troupes à leurs ordres, comme les rebelles les plus déclarés?

« Les faits, après tout, même à cette époque démentirent bien cette imputation, ainsi que celle que Leurs Majestés n'auront pas manqué de faire devant Votre Majesté Impériale à leur fils le roi Ferdinand. En effet, le lendemain de l'émeute, le prince de la Paix ayant été trouvé caché dans un grenier de sa maison, le peuple se souleva de nouveau et commençait à le maltraiter, lorsque les gardes du corps, suivis d'autres troupes, accoururent à son secours et le défendirent de sa fureur, jusqu'à ce que le prince des Asturies lui-même, se présentant au milieu de la foule, parvint à la calmer à force d'exhortations, et en lui promettant que l'on ferait le procès au favori, ce qui donna aux gardes du corps le moyen de le sauver en le conduisant dans leur quartier, où il arriva n'ayant encore reçu que quelques légères blessures.

<< A peine y était-il enfermé que le peuple s'apaisa, et après avoir salué Leurs Majestés par des acclamations réitérées, il se dispersa entièrement. Pendant le temps que dura l'émeute, qui une fois apaisée ne se renou

vela plus, l'on n'a pas entendu une seule voix s'élever contre Leurs Majestés ni contre leur gouvernement, et cela, Sire, est un fait incontestable et de notoriété publique.

« Ce fut après le rétablissement de la plus profonde tranquillité, ce jour-là même, à quatre heures de l'après-midi, que le roi Charles fit appeler don Pedro Cevallos, son secrétaire d'État, et que sans que personne eût pensé à dire à Sa Majesté un seul mot pour l'engager à renoncer à la couronne, ni même qu'une telle idée fût venue à qui que ce soit, il lui répéta ce qu'il avait déjà dit souvent les années précédentes et devant plusieurs autres individus de sa cour, qu'il était fatigué de régner, et qu'il soupirait après une tranquillité que l'état de sa santé lui rendait nécessaire; il ajouta qu'il voulait profiter de ce moment pour se démettre de la couronne en faveur du Prince son fils et son héritier, et ordonna audit secrétaire d'État de rédiger à cet effet un décret dans la forme usitée en pareil cas, et de le lui apporter immédiatement à signer: se qui se fit dans la même soirée. Ensuite le roi Charles le communiqua au prince Ferdinand, en présence de la famille royale et des principaux personnages de la Cour, témoignant la plus grande satisfaction de ce qu'il venait de conclure, et, entre autres choses, dit au nonce du Pape, monseigneur Gravina, et à l'ambassadeur de Russie, le comte de Strogonoff, qu'il n'avait jamais rien fait de meilleur cœur, ajoutant pour preuve, qu'étant depuis longtemps, à cause de ses douleurs rhumatismales, hors d'état d'écrire, la joie dans cette circonstance lui avait fait recouvrer ses forces pour signer son abdication de sa main; enfin, toutes ses actions et tous ses discours ne peuvent laisser le moindre doute à personne, sur la liberté avec laquelle cet acte a été consommé.

« Je n'en suis pas moins persuadé que dans les pays étrangers où l'on ignore l'état dans lequel, à cette époque, étaient les choses en Espagne, l'on aura peutêtre blâmé le prince Ferdinand de n'avoir point refusé, ou tout au moins différé son adhésion à une abdication faite dans des circonstances si extraordinaires, soit par un effet de son respect filial, soit pour ne point compromettre sa réputation: mais cette objection n'en est pas une pour les personnes instruites de ce qui se passait alors, et elles voient clairement que les circonstances ne permettaient point au prince Ferdinand de balancer ni de différer d'un moment à accepter l'abdication. En effet, le moindre retard entraînait la perte de l'Espagne. La Reine, qui uniquement occupée des dangers du prince de la Paix, et des moyens de le sauver, ne s'était point opposée à l'abdication, revenue peut-être à elle-même ce jour-là, eût fait changer de résolution à son époux aussi facilement qu'elle l'engagea, après avoir consommé cet acte, à protester contre, et à le déclarer arraché par la force. Quiconque connaît son caractère et sa prévention pour le prince de la Paix, ne peut douter qu'encouragée par cette première démarche, elle n'eût obtenu du malheureux Roi de lui rendre la liberté et de le replacer à la tête du gouvernement. Et quelles horribles conséquences n'en devait-il point résulter? La haine déjà implacable du peuple pour le favori, changée bientôt en désespoir, et tournée à la fin contre le Roi et la Reine, les eût précipités du trône et entraînés dans le même abîme, eux, leur famille et la nation elle-même, désormais détruite et anéantie. Que Votre Majesté juge à présent, Sire, si le Prince, par une délicatesse hors de saison, devait exposer son royaume à de si terribles catastrophes.

« L'Empereur. De quelques couleurs que l'on veuille

peindre la révolte d'Aranjuez et ses suites, il faut, chanoine, que vous conveniez que les apparences et nommément la protestation du roi Charles, faite le jour même de son abdication et peu d'instants après l'avoir signée, prouvent aux yeux de tous ceux qui ne connaissent point les dispositions secrètes que vous attribuez au Roi et à la Reine son épouse, prouvent, dis-je, à toute l'Europe, à l'exception d'un petit nombre de vos compatriotes qui peuvent en être instruits, que l'abdication ne fut ni libre ni volontaire, mais forcée, en ce qu'elle est le résultat d'une détermination prise par le roi Charles, au milieu de la consternation et de la crainte que lui causait une émeute aussi effrayante et en ce qu'elle a été signée ce jour-là même, quoique le calme fût rétabli en apparence. Il est inconcevable aussi, que dans un terme aussi court, il eût pu changer de sentiment au point de protester contre son abdication, si elle eût été volontaire. Aussi chacun la jugera arrachée par la crainte d'un péril imminent.

« Escoiquiz. Sire, je n'ai donné aux événements d'Aranjuez d'autres couleurs que celles de la pure vérité, notoire à tous les Espagnols, et qui sera connue avec la même certitude par tous les peuples de l'Europe, s'ils prennent la peine de la chercher exactement. Je dis la même chose des circonstances qui accompagnèrent l'abdication du roi Charles. Par conséquent, si dans quelque pays étranger, faute des précautions nécessaires pour trouver la vérité, l'on en juge différemment qu'en Espagne, ce sera une opinion fausse qui, comme beaucoup d'autres, ne doivent point servir de règle. Le Roi ni aucun membre de sa famille n'ayant, comme je l'ai déjà dit, jamais couru le moindre danger, ce ne peut certainement point être la crainte qui ait dicté son abdication.

<< Au reste, Sire, j'avoue que le changement subit de

résolution que fait voir sa protestation signée le même jour (quoique j'aie eu des raisons de la croire faite deux jours plus tard, lorsqu'il l'envoya à Votre Majesté Impériale), étonnera sans doute tous ceux qui ne connaissent point l'incroyable faiblesse de ce malheureux Roi mais elle paraîtra naturelle aux personnes instruites de son caractère. Esclave de la Reine, dépositaire de sa confiance, il aurait signé et signerait encore, à la moindre proposition de cette Princesse, l'acte le plus contraire à ses propres opinions, de même qu'il signa sa protestation dictée par la Reine, qui, égarée par ses préventions contre son fils et par le désir de sauver le prince de la Paix, craignait pour lui la rigueur du jugement dont il était menacé. Mais, Sire, je parle ici d'une chose qui ne peut avoir échappé à une vue aussi pénétrante que celle de Votre Majesté, non plus que la faiblesse étonnante du roi Charles, qui l'a fait tomber dans tant d'erreurs inconcevables, et qui, j'ose le dire, est connue de tout l'univers.

« L'Empereur. Je n'ignore point, chanoine, ce que l'on conte de son peu de caractère; mais il y a dans son abdication, indépendamment de celles que j'ai déjà rapportées, d'autres circonstances qui confirment sa nullité. Un acte comme celui-là, qui demande de longues réflexions, qui doit être pesé d'avance, et mûrement par les représentants du royaume, qui doit se faire avec le calme et la solennité que demande son importance, et dans le sein de la plus grande tranquillité, et qui, au contraire, au mépris de ces précautions, a été résolu et exécuté si promptement au milieu d'une sédition, et révoqué par son auteur comme arraché par la violence le même jour, ou, si vous le voulez, deux jours après, ne paraîtra jamais libre et volontaire aux yeux des gens sensés. Rappelez-vous les exemples qu'offre l'histoire même d'Espagne, soit de Charles V,

« EelmineJätka »