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soit de Philippe V, et vous verrez avec quelle exactitude s'observèrent toutes les formalités que j'ai indiquées. Quelle différence ne voit-on pas entre ces actes et celui d'Aranjuez?

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Escoiquiz. Je conviens, Sire, qu'ils diffèrent sous quelque rapport, mais non de manière à infirmer la valeur de celui de Charles IV. Pour qu'un acte de cette nature soit complet, il ne faut que la liberté de celui qui le fait, et qu'il soit revêtu des formalités exigées par ces lois ces deux conditions ont été observées dans l'abdication dont nous parlons. Je crois avoir prouvé que le Roi était libre. Pour ce qui regarde la solennité de l'acte, il a été passé devant le secrétaire. d'État, signé par le Roi, communiqué suivant les formes au Conseil et à toute la Cour, sans la moindre réclamation de la part de Sa Majesté, et avec ordre de le faire connaître à tous ses sujets il n'y pas de loi qui exige davantage. Toute autre formalité purement accessoire ne peut influer d'aucune manière sur la validité de l'acte, et dépend uniquement de la volonté de celui qui le fait ou des circonstances; l'omission dans le cas présent de ces formalités accessoires doit s'imputer au caprice du roi Charles lui-même, qui seul était le maître de les pratiquer ou de les négliger, et aux malheureuses circonstances dans lesquelles sa mauvaise administration avait mis le royaume, et qui exigeaient les remèdes les plus prompts. Je ne dis rien de sa protestation, puisque son abdication ayant été complète et valide, il n'avait pas le droit de la rétracter, et celle-là, conséquemment, doit être considérée comme nulle et non avenue, et comme un pur effet de l'inconstance trop naturelle aux hommes.

<< Cette explication me paraît plus que suffisante, pour détruire toutes les difficultés élevées sur la validité de l'acte d'abdication; mais pour la compléter, je dois

ajouter que cette résolution du roi Charles ne doit point être considérée comme prise inopinément ni au moment précis de l'émeute d'Aranjuez, mais comme une suite d'une disposition très-ancienne et bien décidée du Roi, fondée sur le mauvais état de sa santé et sur l'insurmontable dégoût qu'il ressentait pour les affaires. Indépendamment des preuves de cette disposition, que pendant les années précédentes il avait données à ses ministres et à d'autres personnes de la Cour, ce fut elle qui lui dicta les décrets par lesquels il se déchargea, longtemps auparavant sur le prince de la Paix, du commandement de ses forces de terre et de mer, et par laquelle il lui donna le droit de faire par lui-même la paix et la guerre, motivant toutes ces concessions sur le mauvais état et la délicatesse de sa santé. Pour tout dire, en un mot, l'autorité dont il revêtit ce favori fut telle, qu'il ne conserva que le nom seul de Roi ainsi la renonciation en faveur du Prince son fils ne fut qu'une répétition de celle faite auparavant entre les mains du prince de la Paix, avec cette unique différence, qu'étant au profit de son héritier légitime, il lui céda le titre avec l'autorité de Roi.

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L'Empereur. Malgré toutes vos réflexions, chanoine, je m'en tiendrai toujours à mon principe, qu'une abdication faite le jour d'une insurrection populaire et révoquée immédiatement après, ne peut jamais être considérée comme légitime. Mais laissant cela de côté, puis-je oublier que les intérêts de mon empire et ceux de ma famille exigent que les Bourbons ne règnent plus en Espagne? (En disant ces paroles, l'Empereur, de la meilleure humeur du monde, me prit l'oreille, et me la tirant en badinant, ajouta): Quand même vous auriez raison, chanoine, dans tout ce que vous avez dit, je vous répéterais, mauvaise politique.

« Escoiquiz. Je connais, Sire, toute la force de ce

mot; mais je me flatte encore de pouvoir prouver qu'une politique solide, c'est-à-dire le véritable intérêt de Votre Majesté et de son empire, s'oppose à cette détermination. Je n'ignore pas l'énorme différence qu'il y a entre mes faibles lumières sur ces matières, et les vastes et profondes connaissances de Votre Majesté Impériale; mais comme le caractère du roi Ferdinand, celui de la nation espagnole et ses dispositions actuelles doivent entrer pour beaucoup dans le calcul nécessaire pour se déterminer dans le cas présent, et que j'ai sur ces objets des données certaines, qui à raison de l'éloignement ne seront peut-être point parvenues à Votre Majesté, il pourrait arriver que mes raisons fissent impression sur elle, et qu'elle convînt de la solidité de ma manière de penser.

L'Empereur (souriant avec la même bonne humeur et me tirant l'oreille assez fortement). L'on m'a beaucoup parlé de vous, chanoine, et je vois en effet que vous allez bien loin.

« Escoiquiz (souriant aussi). J'en demande pardon à Votre Majesté; mais il me paraît qu'elle va beaucoup plus loin que moi : les faits le disent. L'avantage n'est assurément pas de mon côté.

L'Empereur (après avoir beaucoup ri). Mais revenons à notre objet. Il est impossible que vous ne voyież pas, comme moi, que tant que les Bourbons régneront en Espagne, je ne pourrai compter sur une alliance sincère avec elle. Sans doute ils la feindront tant qu'ils seront seuls, parce que l'infériorité de leurs forces ne leur permet pas de me nuire; mais leur haine n'attendra pour se réunir à mes ennemis et pour m'attaquer, que le moment où ils me verraient occupé par une guerre dans le Nord, chose à laquelle je suis exposé à chaque instant: et je ne veux pas d'autre preuve de ce que je vous dis, que la perfidie avec laquelle le

même Charles IV, malgré sa prétendue fidélité à mon alliance, voulut me faire la guerre dans le moment où il me crut le plus embarrassé par celle de Prusse, peu de jours avant la bataille d'léna, et qu'à cette fin il répandit dans son royaume la fameuse proclamation que vous connaissez, destinée à armer tous ses sujets contre moi. Ainsi donc, tant que les Bourbons occuperont ce trône, je ne serai jamais sans crainte de ce côté-là; car les forces d'Espagne, toujours considérables, pourraient le devenir davantage sous le gouvernement d'un homme à talents, et m'incommoder beaucoup. Ne vous étonnez donc pas si je vous répète, mauvaise politique.

«Escoiquiz. Que Votre Majesté Impériale me permette de l'assurer que la branche des Bourbons d'Espagne, dans les circonstances où elle se trouve, bien loin de donner à Votre Majesté la moindre jalousie, doit être chaque jour plus fidèle à son alliance et plus utile au système qu'elle veut établir sur le continent; et qu'au contraire rien ne peut lui être plus funeste, ainsi qu'aux intérêts de sa maison et de son empire, que de la priver du trône.

«< Et d'abord cette branche des Bourbons, séparée depuis longtemps des autres, ne peut avoir pour elles un grand attachement, fondé sur les liens d'une parenté déjà si éloignée. Ferdinand VI en donna une bonne preuve, par son refus de contracter la moindre alliance avec celle qui régnait en France, non-seulement il ne la soutint point dans ses guerres avec la Prusse et l'Angleterre, mais quoiqu'il voulût paraître observer la plus exacte neutralité, il n'en témoigna pas moins toutefois sans y manquer ouvertement, sa préférence et sa prédilection pour les Anglais, ennemis de la France.

« Si Charles III son successeur changea de système, et conclut avec la branche de France le fameux pacte

de famille, chacun sait que ce ne fut point par attachement pour elle, mais par ressentiment contre les Anglais, qui lui avaient fait l'injure sanglante de l'obliger, par la présence d'une escadre, sous peine de voir bombarder Naples, où il régnait alors, à retirer les troupes qu'il avait dans l'armée de Philippe V son père, en lui fixant insolemment le terme de deux heures pour se décider; offense qu'il ne put jamais oublier.

« Charles IV fit, il est vrai, la guerre à la France à l'époque de la mort de Louis XVI; mais l'eût-il entreprise, si l'on se fût contenté de détrôner et d'exiler cet infortuné monarque? Il n'éclata en effet que quand il vit ses jours en danger, et même alors il consentait à reconnaître l'exclusion donnée à cette dynastie. Ce ne furent donc point des considérations de parenté, mais son indignation contre un attentat qui menaçait tous les rois, qui lui mit les armes à la main.

« Gustave, roi de Suède, qui n'avait rien de commun avec les Bourbons, fit encore davantage; il eût fallu n'être pas roi pour ne pas prendre le même parti dans une pareille circonstance. Cependant, à peine un gouvernement plus modéré eut-il remplacé en France la tyrannie, que Charles IV s'empressa, non-seulement de faire la paix, mais de resserrer avec ce gouvernement, son alliance précédente, et ces dispositions amicales se sont accrues encore, depuis que pour le bonheur de la France et de l'Europe entière, Votre Majesté gouverne cet État. En effet, Sire, l'exil des princes français, la destruction de leurs espérances, la perte même du trône de Naples, enlevé à son frère, loin de faire la moindre impression sur l'esprit du roi Charles IV, n'ont fait que rendre plus intime son alliance avec Votre Majesté Impériale.

<< Quant à la proclamation publiée à l'époque de la bataille d'léna, sur laquelle Votre Majesté fonde ses

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