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cri banal de liberté des mers, quoique toujours déplacé ou perfide, parce qu'il confond, soit par ignorance, soit par mauvaise foi, des objets totalement distincts, lui aurait été pardonné comme ruse de guerre. Mais lorsque, sous prétexte de défendre les droits mal définis des neutres, ce gouvernement a envahi les droits les plus clairs et les plus sacrés de ses voisins, lorsqu'il s'est servi de ce cri de liberté des mers pour écraser systématiquement toute espèce de liberté sur la terre, lorsque, après avoir lui-même déclaré criminel, proscrit, et anéanti tout ce qui prétendait à un reste de neutralité, il a évoqué le fantôme de cette neutralité pour justifier les démarches les plus épouvantables, c'est alors que le sourire qu'excitait autrefois le charlatanisme de sa protection officieuse, a dû faire place à l'indignation et à l'horreur.

De même que la France, comme partie faible dans les guerres maritimes, était intéressée à favoriser les neutres, l'Angleterre, forte et victorieuse sur mer, avait un intérêt évident à soutenir les droits des puissances belligérantes. Ces droits sont dans une infinité de cas en contradiction directe avec ceux des neutres; les traités, sources et organes de toute législation entre des États indépendants, sont aussi le seul moyen imaginable pour aplanir cette contradiction. Il ne peut

Le cosmopolitisme de nos jours a consacré l'opinion tout à fait absurde qu'un homme juste et soi-disant impartial doit toujours se ranger du côté des neutres et regarder les puissances belligérantes comme les oppresseurs naturels de ces victimes innocentes. Un grand publiciste du xvre siècle a déjà combattu cette chimère, en relevant avec une sagacité admirable la différence entre l'intérêt d'un pays neutre et celui d'un pays en guerre. Il dit : « Lucrum illi commerciorum sibi perire nolunt. Belligerantes nolunt fieri, quod contra salutem suam est. Jus commerciorum æquum est; at hoc æquius tuendæ salutis; est illud privatorum, hoc est regnorum. Cedat ergo regno mercatura, pecunia saluti! » Albericus GENTILIS, De jure belli. Voilà la philosophie et la philanthropie d'un homme d'État.

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avoir de limite légale ni au droit d'une puissance belligérante, ni à celui d'une puissance neutre, que celle qu'elles se sont réciproquement imposée par des traités, et aucune des deux n'abuse de son droit qu'autant qu'elle agit contre les traités. Le gouvernement anglais les a constamment respectés. Dans les coalitions hostiles dirigées contre ce gouvernement en 1780 et 1800, dans ses longs et pénibles débats avec les États-Unis de l'Amérique, dans les diatribes mêmes de son ennemi mortel, la seule arme dont on ne se soit jamais servi, était l'appel à des conventions positives. De n'avoir pas voulu se relâcher sur des traités que les neutres et leurs protecteurs ne jugeaient plus convenables à leurs intérêts, ou bien de n'avoir pas voulu, à chaque nouvelle prétention des neutres, se lier par quelque nouveau traité sur des points que les anciens avaient laissés indécis, ce seraient là les seuls torts de l'Angleterre, s'il était possible de lui en trouver. Ses amis mêmes, en discutant ces matières, lui ont quelquefois reproché, non pas un manque de loyauté, mais un manque de générosité envers les neutres. Je n'examinerai point si, dans d'autres temps, et dans d'autres circonstances, il eût été facile de justifier ce reproche. Je sais bien qu'appliqué à la situation où l'Angleterre s'est trouvée dans la guerre actuelle, il est d'une injustice choquante. Quoi! engagée dans un combat à mort, vis-à-vis d'un ennemi qui a mille fois proclamé que son existence est incompatible avec la sûreté et la prospérité du continent, réduite à ses moyens individuels par la désertion ou l'asservissement de tous ses anciens alliés, l'Angleterre devait encore faire des sacrifices gratuits? Voyant quel parti la France savait tirer de la navigation neutre, voyant que c'était cette navigation qui protégeait ses ennemis contre les effets de sa supériorité

maritime, elle devait de son propre chef, ou, puisque tel était le bon plaisir de ses adversaires, resserrer la sphère des droits que ces traités lui avaient conservés, ou en accorder aux neutres au delà de ce que les traités avaient consacré? Il me semble que le gouvernement anglais, en se soumettant aux stipulations positives qui fixaient pour telle ou telle puissance l'exercice de sa neutralité légale, et en adoptant pour les points que les traités n'avaient pas déterminés un système dans lequel l'intérêt suprême de sa propre conservation était combiné, autant que possible, avec les avantages réclamés par les neutres, avait satisfait non-seulement à ses devoirs rigoureux, mais à tout ce que l'équité, la générosité et les égards pour les intérêts d'un tiers pouvaient exiger.

Ce système, pour tout dire en un mot, aurait fini par contenter les neutres, si on leur avait laissé le temps et la liberté de consulter leurs vrais intérêts; et c'est un fait que l'histoire saura maintenir contre tous les mensonges postérieurs, qu'au moment où l'ennemi de l'Angleterre lançait contre elle ses premiers arrêts de proscription, la question de la neutralité maritime avait cessé d'agiter les Cabinets, et, à l'exception de quelques discussions peu orageuses entre l'Angleterre et les Américains, n'occupait plus que les tribunaux et les spéculateurs mercantiles'. Le traité de Pétersbourg

Il se trouve à cet égard un aveu remarquable dans le rapport même qui a donné lieu à ces observations. Il y est dit qu'à l'époque de la paix d'Amiens « la législation maritime reposait encore sur ses anciennes bases. » Mon objet ne saurait être de relever les défauts de logique, de raisonnement et d'ensemble dans une pièce où la vérité et les faits sont traités avec si peu de cérémonie. Mais il est certain que cet appel inattendu à l'époque de 1803, tout en trahissant la plus profonde ignorance sur l'état de la question, admet ce qu'un ministre de France aurait toujours dû contester: que la discussion des droits maritimes était fermée à cette époque; circonstance qui figurerait beaucoup mieux dans un manifeste britannique.

de 1801, et l'accession des Cours de Copenhague et de Stockholm à ce traité avaient mis un terme à toutes les disputes entre l'Angleterre et les puissances du Nord. La Prusse, sans avoir eu part à ce traité, profitait cependant, et grandement, de tout ce qu'il contenait de favorable aux neutres. On peut donc soutenir, sans crainte d'un démenti quelconque, que pour l'Europe la question de la neutralité maritime était jugée et expédiée autant qu'elle pouvait l'être au milieu des orages de la guerre. Quant aux États-Unis de l'Amérique, il est vrai que, grâce à la funeste influence de la faction française, qui avait empêché la ratification complète du sage traité négocié par M. Jay en 1794, plusieurs articles d'une grande importance, et notamment celui du commerce neutre intermédiaire entre les colonies d'une puissance belligérante et la métropole ne se trouvaient pas positivement décidés, et restaient dans le vague de ce qu'on veut bien appeler le Droit des gens naturel, c'est-à-dire que le plus fort était indubitablement autorisé à les résoudre d'après sa volonté et ses intérêts. Cependant le gouvernement anglais, loin de se prévaloir du silence des traités, pour déclarer illégal tout commerce que les négociants de l'Amérique feraient avec les colonies de ses ennemis, se contenta de régler ce commerce par les restrictions les moins onéreuses pour les neutres. L'ordre du Conseil du 24 juin 1803 enjoignit aux commandants des vaisseaux de guerre et aux armateurs « de ne saisir aucun bâtiment neutre employé au commerce direct entre les colonies de l'ennemi et le pays neutre auquel appartenait le bâtiment, pourvu que la cargaison fût la propriété d'un habitant de ce pays. » Cette instruction, déjà assez favorable, fut encore incalculablement étendue par les principes adoptés dans les cours d'Amirauté de Londres, d'après lesquels, lorsqu'un

bâtiment américain avait porté en Amérique une cargaison de marchandises coloniales d'une des colonies de l'ennemi, il suffisait que cette cargaison eût été débarquée (en effet ou en apparence) dans quelque port des États-Unis, pour la faire passer immédiatement après dans les ports du pays ennemi en Europe. Les fraudes innombrables auxquelles cet excès de libéralité avait donné lieu, forcèrent enfin les tribunaux britanniques (au mois de juillet 1805) de déclarer que le fait seul du débarquement momentané dans un port des États-Unis, et du payement des droits pour la cargaison, ne serait plus regardé comme preuve suffisante de la légalité du voyage d'un bâtiment portant des marchandises coloniales aux pays ennemis en Europe, ou des marchandises des pays ennemis en Europe à leurs colonies. Mais, à cette modification près, rien ne changea dans la marche des tribunaux; l'instruction de 1803 ne fut point abrogée; la liberté générale des négociants américains de commercer avec les colonies hostiles dans toutes les parties du monde d'un côté, et leurs ports en Europe de l'autre, resta intacte, et l'Océan ne cessa de se couvrir de vaisseaux neutres, trafiquant pour le compte des ennemis de l'Angleterre1.

'D'après les registres des douanes publiés en Amérique, les habitants de cette nation avaient introduit en Europe, dans l'année finissant le dernier septembre 1806, une quantité de sucre et de café, égale au produit de toutes les possessions françaises et espagnoles dans le golfe de Mexique. L'île de Cuba seule leur avait fourni un million soixantequinze mille quintaux de sucre. Pas la dixième partie de cette exportation ne fut légalement acquise par les Américains; pour tout le reste ils n'étaient absolument que les facteurs et colporteurs des puissances en guerre.

Pour se former une idée juste de l'énormité des abus de cette navigation, des avantages que les ennemis et les neutres en tiraient, des pertes immenses qui en résultaient pour l'Angleterre, de l'esprit de justice et de modération de ces tribunaux de l'Amirauté, décriés et flétris sur le continent par les plus indignes calomnies, enfin de la noire ingra

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