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Il est tout simple qu'en dépit d'une conduite aussi mesurée, l'avidité insatiable de quelques individus, les pertes bien méritées que d'autres avaient faites par des spéculations notoirement illégales, l'esprit de parti nourri par le langage habituel des feuilles françaises, et par les déclarations d'une foule de plats écrivains qui s'étaient enrôlés dans la cause de la neutralité maritime, ne cessaient d'ameuter l'opinion publique contre le despotisme du gouvernement anglais. Mais les hommes justes et éclairés dans l'un et l'autre continent, et particulièrement dans les endroits où on pouvait le mieux juger les besoins et les intérêts du commerce, savaient apprécier ces clameurs. Si l'on eût pu se tromper sur les principes et sur les mesures adoptés de part et d'autre, les effets, au moins, parlaient trop éloquemment, pour ne pas écraser toutes les calomnies. Les négociants de Copenhague, de Gothenbourg, de Pétersbourg, de Riga, de Koenigsberg, de Dantzig, de Hambourg, d'Embden, comme ceux des ports et des villes commerçantes de toutes les côtes des États-Unis de l'Amérique voyaient bien ce que c'était que ce joug de fer que l'Angleterre imposait à la navigation neutre. Partout d'immenses richesses s'accumulèrent sous ce régimę si décrié; dans les temps les plus florissants de l'Europe, le commerce de la plupart de ces villes n'avait été ni plus actif ni mieux récompensé ; leur prospérité, malheureusement à la veille de sa chute, se communiquait à l'intérieur des pays, ranimait l'agriculture, les fabriques, toutes les branches

titude des Américains, et de la nullité de leurs principaux griefs contre le gouvernement anglais, on n'a qu'à lire un ouvrage publié en automne 1805 par un des premiers jurisconsultes et publicistes de l'Angleterre, M. STEPHEN, sous le titre de War in disguise (or the frauds of the neutral flags. London, 1806). L'importance des faits et la force des arguments contenus dans cet ouvrage lui assignent un rang distingué parmi les écrits politiques de notre temps.

de l'industrie, se faisait sentir dans les parties les plus séquestrées du continent, dans les vastes plaines de la Pologne et de la Russie, dans les vallées des HautesAlpes, comme dans les champs et les ateliers de la Saxe, de l'Autriche, de la Prusse. Quand on se demande comment l'Europe a pu résister si longtemps à tant de fléaux réunis qui pèsent sur elle, sans tomber dans un appauvrissement total, la solution de ce problème ne se trouve que dans ce grand fonds d'opulence, dans ces ressources toujours renaissantes qui, malgré les ravages des guerres et des révolutions, lui étaient assurées par ses communications avec l'Angleterre, et par ce même commerce maritime que celle-ci doit avoir cruellement opprimé.

Tel était le vrai état des choses, lorsque le décret du 21 novembre 1806, connu sous le nom de décret de Berlin, déclara les Iles Britanniques, non-seulement en état de blocus, mais exclues de toute espèce de communauté sociale, et retranchées, pour ainsi dire, du corps des peuples civilisés.

Ce décret, le plus audacieusement injuste dont l'histoire conserve le souvenir1, on entreprend de le justifier aujourd'hui comme un acte purement défensif, comme une simple mesure de représailles, provoquée par les attentats du gouvernement anglais. « Le décret de Berlin, dit le rapport, répondit à la déclaration de 1806. Le blocus des Iles Britanniques fut opposé au blocus imaginaire établi par l'Angleterre.

1 Le fameux décret du Directoire du 22 nivôse 1797 n'était après tout qu'un jeu d'enfants en comparaison de celui-ci. Il ordonnait la confiscation de chaque vaisseau qui porterait une seule pièce de marchandise anglaise, mais il n'attaquait pas le commerce dans ses racines. Il fit beaucoup de mal aux individus, mais il ne tarissait pas dans les trois quarts du continent toutes les sources de prospérité publique et privée. Enfin, il supposait au moins une force maritime quelconque; celui de Berlin n'était absolument calculé que sur les progrès irrésistibles d'un système d'envahissement et d'oppression.

Que le décret de Berlin, prototype fatal d'un nouveau genre d'hostilités, cause première d'une succession de maux dont le dernier terme échappe à l'imagination comme au calcul, a porté un coup mortel à l'Europe, personne ne s'avisera de le nier. Si ce décret funeste a été provoqué par la déclaration de 1806, les auteurs de celle-ci sont sans contredit hautement responsables de tout ce que le décret de Berlin a entraîné de calamités et d'horreurs. Mais quelle était donc cette déclaration de 1806? En croirons-nous le gouvernement français sur sa parole? Quelle que soit l'indifférence ou la légèreté coupable avec laquelle les lecteurs de toutes les classes reçoivent aujourd'hui les manifestes de ce gouvernement, sans les examiner, sans les méditer, sans vérifier aucun fait, aucune date, sans les confronter avec ce qui s'est passé sous les yeux, sans employer enfin les moyens les plus simples pour empêcher au moins que la vérité ne soit maltraitée dans l'asile de leur propre conscience, refuserons-nous cependant quelques moments d'attention et de recherche à une question de cette extrême importance, ou l'abandonnerons-nous, comme tant d'autres, au jugement définitif du tribunal le plus suspect qui ait jamais prononcé dans sa propre cause?

Le blocus par mer des places occupées par l'ennemi est une des opérations dont la sphère a dû naturellement s'agrandir avec les moyens et les forces disponibles des puissances maritimes. Autrefois on bloquait un port pour quelque but passager ou local, pour s'emparer des vaisseaux qui s'y trouvaient, pour retenir une escadre qui avait le projet d'en sortir, pour couper les moyens de défense à une ville qu'il s'agissait de prendre. Dans des vues plus vastes et plus combinées, on bloquera aujourd'hui une vingtaine de

ports à la fois1. La légalité ou l'illégalité d'une entreprise ne peut pas dépendre de la grandeur de l'échelle sur laquelle elle est placée. Par quels sophismes contesterait-on à une puissance continentale le droit d'attaquer un ennemi sur chaque point de ses possessions en même temps, si elle a un nombre de troupes suffisantes pour exécuter ce plan? Écouterait-on dans une occasion pareille les vaines protestations d'un voisin neutre? Il en est de même du blocus maritime des côtes. La définition que les plus zélés avocats des neutres ont donnée d'une place bloquée, que c'est «< celle dans laquelle un bâtiment étranger ne pourrait essayer d'entrer sans s'exposer à un danger réel, » n'est point du tout inapplicable à une réunion de ports sur la même côte. Tout dépend de la mesure des forces dont une puissance peut disposer pour l'exécution réelle d'un dessein, légal en lui-même. Or, sans entrer dans des calculs de détail sur ce qu'il faut de bâtiments de guerre pour bloquer tant et tant de places, et telle ou telle étendue de côtes, il est évident que, si les différents blocus auxquels l'Angleterre a eu recours, n'avaient pas été constamment appuyés de forces considérables et suffisantes, les ennemis aussi bien que les neutres, au lieu de crier contre ces blocus, s'en seraient moqués, comme d'une pure fanfaronnade. L'effect direct et visible qui a accompagné

1 La même chose a cependant eu lieu dans des temps où les forces navales des puissances étaient fort inférieures à ce qu'elles sont devenues plus tard. Les Hollandais, par un édit du 26 juin 1630, déclarérent en état de blocus toutes les côtes et rivières de la Flandre. BYNCKERSHOEK (une des grandes autorités du commencement du XVIIIe siècle) en citant et défendaut cet édit, y ajoute même un exemple plus ancien. « Idem plane jam olim tempore noscentis reipublicæ sancitum fuerat. Ex edicto ordinum Hollandiæ 27 jul. 1584, exteri non hostes ad portus Flandriæ commeantes navium merciumque publicatione puniuntur. » Quest, Jur. Publ., L. I, c. 11.

ces mesures, que d'ailleurs ne réprouvait aucun principe de Droit public, était la preuve de leur réalité1.

Mais il ne suffit pas, pour la justification d'une mesure, qu'elle n'ait aucun caractère d'illégalité ou d'injustice directe. Le droit le plus indubitable en luimême peut devenir un instrument d'oppression. On peut en faire un usage tellement outré, tellement révoltant, que ceux qui en souffriraient seraient au moins complétement excusables, en saisissant tout ce qui se trouverait à leur portée, pour déjouer ou repousser ouvertement des actes incompatibles avec leurs premiers intérêts. La déclaration de 1806 se trouvait-elle peut-être dans cette catégorie?

Cette déclaration prononça le blocus contre les côtes, ports et rivières depuis l'Elbe jusqu'à Brest; mais la seule partie de ces côtes qu'elle désigna comme rigoureusement bloquée était celle comprise entre Ostende et l'embouchure de la Seine. Elle l'avait été depuis longtemps; et je présume que le partisan le plus déterminé du gouvernement français, s'il veut se rappeler pourquoi elle l'était, que c'est dans les ports compris dans ce blocus rigoureux, que se firent pendant plusieurs années les vastes préparatifs pour une descente dans les Iles Britanniques, ne se permettrait pas de blâmer cette mesure. Quant aux ports de l'Allemagne septentrionale (et même de la Hollande), la déclaration portait «< que l'entrée et la sortie de ces

L'interdiction générale de tout commerce avec un grand pays diffère essentiellement du blocus de ses ports et de ses côtes, en ce qu'elle prétend s'exécuter sans l'emploi direct d'aucune force disponible, et assujettit ainsi tous ceux qui sont étrangers à la guerre, à un simple acte de volonté absolue de la part d'un belligérant. Tel fut le principe du décret de Berlin, tel aussi le principe des ordres du Conseil Britannique du mois de novembre 1807 que ce décret avait fait naître. Aucune trace d'une prétention pareille ne se trouvera dans les actes du gouvernement anglais, antérieurs à ces ordres du Conseil.

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