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la lettre du ministre Champagny au général Armstrong du 5 août 1810, sont conçues dans des termes si vagues, si louches, ou si conditionnels, qu'il était presque également permis de croire ou de ne pas croire à la révocation. Ce qui est certain, c'est qu'elle n'a jamais été formellement annoncée par des actes authentiques et publics1.

Quoi qu'il en soit, le Moniteur assure aujourd'hui que les décrets sont révoqués par rapport à l'Amérique, sans clause ni restriction. En accordant à cette assertion toute l'autorité à laquelle elle puisse prétendre, en reconnaissant le Moniteur comme organe avoué du gouvernement français, il s'ensuivrait tout au plus que ce gouvernement veut enfin regarder ses décrets comme abolis à l'égard des Américains. Mais une insinuation pareille, appuyée sur aucun document légal et connu, suffirait-elle pour établir un fait jusqu'ici au moins extrêmement douteux? Et si elle prenait même les formes d'un document légal, pourrait-elle nous convaincre de ce qui serait ouvertement démenti par des faits d'un genre opposé ou par d'autres déclarations claires et formelles? Il faut savoir, avant tout, ce que le gouvernement français entend par la révocation sans clause ni restriction de ses décrets, à l'égard des Américains.

En lisant les notes du Moniteur, et en consultant, ce

* On cite (dans les notes 5 et 12) un décret du 28 avril 1814 comme ne laissant plus de doute sur cette question. Personne ne connaît ce décret; il n'a pas été imprimé dans le Moniteur, et ce qui me paraît plus extraordinaire, il n'en est fait aucune mention dans les Notes de M. MONROE, que nous connaissons pourtant (en partie au moins) jusqu'au mois de janvier 1812. Comment M. MONROE, qui attachait tant de prix à prouver la révocation des décrets, aurait-il gardé le silence sur une pièce aussi décisive? Je ne suis pas en état de résoudre ce problème. Mais on verra bientôt que l'existence ou la non-existence d'un pareil décret n'affecterait guère mon raisonnement.

qui est de bien plus de poids, les communications officielles entre M. Monroe et M. Foster, il est impossible de ne pas s'apercevoir que le gouvernement des États-Unis lui-même n'a jamais envisagé la prétendue révocation des décrets de Berlin et de Milan que relativement aux articles de ces décrets qui autorisaient les croiseurs français à saisir leurs vaisseaux en pleine mer, lorsqu'ils étaient suspects d'avoir communiqué avec l'Angleterre ou ses possessions, ou de porter des marchandises d'origine britannique. Mais la révocation de ces articles (en la supposant parfaitement prouvée) serait-elle une révocation des décrets, sans clause ni restriction, en ne les considérant même que dans leurs rapports avec les Américains? Mais l'article qui refuse l'entrée dans tous les ports que le gouvernement français peut atteindre, à tout bâtiment sans exception qui se serait trouvé en contact avec l'Angleterre ou quelque pays gouverné par elle, mais celui qui prononce la confiscation de tout ce qui provient du territoire et des fabriques britanniques, quel qu'en soit le possesseur actuel, ne regardent-ils point l'Amérique? Et peut-on citer, je ne dis pas une pièce authentique, mais le moindre indice direct ou indirect prouvant que l'abolition de ces articles-là ait jamais été réalisée ou seulement projetée? Le langage du Moniteur ne nous apprend-il pas plutôt qu'ils seront sévèrement maintenus contre tout le monde? Et la peine que s'est donnée M. Monroe pour les défendre, comme alliés du système municipal de la France, ne prouve-t-elle pas assez que le gouvernement américain les croyait en pleine vigueur?

Supposons enfin que tôt ou tard Napoléon pousse la condescendance pour les États-Unis jusqu'à déclarer par un acte authentique que toutes les dispositions du décret de Berlin et de Milan sont révoquées à l'égard

des Américains; cet acte pourrait-il satisfaire le gouvernement britannique? Selon ma manière de voir, aucunement. Loin d'abolir ces odieux décrets, une démarche pareille ne ferait que les confirmer de nouveau. Il ne s'agit pas des faveurs et priviléges que le gouvernement français peut juger à propos d'accorder à telle ou telle nation. Les décrets ont été portés contre l'Angleterre; c'est comme tels, c'est dans toute leur étendue, c'est purement et simplement, qu'ils doivent être révoqués.

Les États-Unis, en insistant sur la révocation des ordres du Conseil, comme suite de la révocation des décrets de Berlin et de Milan, n'ont ni la raison ni la justice de leur côté. Car, dans le cas même qu'ils fussent en état de produire quelque document authentique et positif par lequel la France relevât les habitants de leur pays de l'effet de toutes les clauses de ces décrets, je soutiens qu'ils n'auraient aucun droit d'exiger du gouvernement anglais, soit la révocation de ses ordres du Conseil, soit un privilége analogue à celui que, dans cette supposition (peu probable), ils auraient obtenu de la France. La révocation des ordres du Conseil ne peut pas dépendre des rapports, quels qu'ils soient, entre la France et l'Amérique. Et entre une mesure par laquelle les décrets de Berlin et de Milan seraient révoqués ou suspendus à l'égard des Américains, et une autre qui révoquerait ou suspendrait en leur faveur les ordres du Conseil britannique, il n'y aurait aucune parité d'effets, aucune réciprocité réelle. Car la France, tout en supprimant ses décrets à l'égard des États-Unis, les maintiendrait dans toute leur force contre l'Angleterre, contre l'Europe, contre tous les pays qu'elle pourrait enchaîner à ses lois; tandis que l'Angleterre, en permettant aux Américains de communiquer librement avec la

France et tout ce qui dépend d'elle, retirerait ses ordres du Conseil, non-seulement par rapport aux Américains, mais par rapport à tous les pays directement ou indirectement soumis à son ennemi; c'est-à-dire qu'elle renoncerait par le fait à tout son système de représailles.

Loin d'affaiblir les motifs qui jusqu'ici ont déterminé le ministère britannique à ne pas s'écarter de ce système, la manière dont le Moniteur s'explique sur la révocation des décrets à l'égard des Américains, est plutôt faite pour les confirmer et pour les renforcer. Le gouvernement français avait le choix de faire croire qu'il se relâchait de son ancienne rigueur, ou par un esprit de justice et de conciliation, ou par respect pour les intérêts des neutres, ou par une prédilection particulière pour les États-Unis de l'Amérique. Mais, au lieu de se prévaloir de l'une ou de l'autre de ces suppositions, il les désavoue et les détruit lui-même. Il nous apprend que les décrets ont été adoucis, ou (pour parler avec le Moniteur) révoqués à l'égard des Américains, parce que ceux-ci se sont mis dans une attitude hostile contre l'Angleterre1. « Rien n'est plus dangereux qu'un imprudent ami, » dit le grand fabuliste. Il faut convenir que les ministres américains ont plaidé avec

'Trois fois on a répété dans ces notes que les décrets sont révoqués pour l'Amérique, et chaque fois, ce qui est bien remarquable, on a immédiatement ajouté que telle était la raison de cet acte d'indulgence : << Les motifs de cette révocation sont connus de l'Europe. La législature des États-Unis a mis en interdit le commerce anglais; les côtes ont été armées; et les compatriotes de WASHINGTON, animés de son esprit, se sont indignés du joug de plomb que l'on voulait faire peser sur eux, et se sont montrés prêts à soutenir leurs droits par les armes. » (Note 5.) « Les décrets ont été révoqués parce que les États-Unis sont en hostilité déclarée contre les actes britanniques, etc. » (Note 12.) · << La France a révoqué ses décrets parce que l'Amérique, en frappant de prohibition le commerce britannique, a soutenu avec fermeté ses droits, etc., etc. »> (Note 13.)

bien plus d'adresse et de savoir-faire la mauvaise cause du gouvernement français, que celui-ci n'en a mis à plaider la leur. Si les décrets de Berlin et de Milan né subsistent plus dans toute leur étendue par rapport à l'Amérique, c'est parce que les Américains sont presque en guerre ouverte contre l'Angleterre, et se préparent à l'être tout à fait ! Quelle excellente raison pour engager le gouvernement britannique à rétracter ses ordres du Conseil en faveur de ces mêmes Américains! La France, pour les récompenser de l'attitude menaçante qu'ils ont adoptée contre l'Angleterre, les affranchit ou prétend les affranchir d'une partie des entraves que ses décrets leur avaient imposées. Fort bien. Mais à quel titre exigeraient-ils la même chose de l'Angleterre, vis-à-vis de laquelle leurs propres amis, pour le coup témoins peu suspects, les disent « en état d'hostilité, » et « prêts à soutenir leurs droits par les armes? >>

Le Moniteur ajoute encore : « Ce que la France a fait pour les Américains, elle est prête à le faire pour toute autre puissance neutre. C'est-à-dire toute autre puissance neutre qui se mettra en état d'hostilité contre l'Angleterre (plaisante manière, pour le dire en passant, de constater sa neutralité !). Comme il n'existe plus de neutres aujourd'hui, il n'y avait pas beaucoup de risque dans cette offre généreuse. Cependant il est toujours curieux de la confronter avec les procédés réels de ceux qui la font. Si une puissance neutre mérite aux yeux de la France des ménagements particuliers par cela seul qu'elle a pris une attitude hostile contre l'Angleterre, il semblerait qu'une puissance indépendante, actuellement en guerre contre elle, dût être traitée avec bien plus de faveur. Mais nous avons vu une puissance du premier ordre en Europe faire la guerre à l'Angleterre pendant quatre ans, sans que

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