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*texte d'y «tâter le pouls à l'opinion royaliste' ». Bouvenot et Ferrand ne tardèrent pas à rejoindre Pichegru disgracié en mars 1796 et attendant, dans un coin de sa province natale, l'occasion de rentrer en scène et de jouer un rôle politique. Bouvenot, pendant que son frère se portait garant de son patriotisme, allait s'enrôler en Suisse parmi les agents de Wickham et il se faisait charger par Louis XVIII, jusque-là sans relations directes avec Pichegru, d'une mission auprès de ce général; mais il ne parvint pas à faire arriver à sa destination la lettre royale dont il était porteur. Quant à Ferrand, il avait été rétabli dans son grade par l'intervention de Carnot, dit-on, puis autorisé à jouir du bénéfice d'une retraite; il n'en redevenait pas moins l'ami des royalistes qui excusaient volontiers par la nécessité des circonstances sa conduite récente. Dans la Haute-Saône, l'année suivante, il devint leur candidat heureux au conseil des CinqCents et, en apprenant sa nomination, Louis XVIII lui donna une absolution officielle par ces mots : «Puisse-t-il réparer le mal qu'il m'a fait ! » On sait comment les nouvelles espérances du parti, fondées sur sa victoire légale aux élections de l'an V, furent définitivement brisées par le coup d'État du 18 fructidor.

Aujourd'hui, vue dans un lointain bientôt séculaire, l'Affaire de Besançon garde sa valeur, ce semble, pour quiconque cherche à la fois dans l'histoire l'enchaînement des faits et l'étude des caractères. Politiquement parlant, elle marque l'heure où le Directoire, sentant fléchir jusque devant l'ennemi certaines fidélités militaires, conçut certaines méfiances qui devaient aboutir six semaines plus tard à l'éloignement de Pichegru. Elle fut de plus

1 Tinseau ne rentra en France qu'en 1814 et mourut à Montpellier en 1817. Vereux revint en Franche-Comté sous le Consulat, exerça en 1815 les fonctions de grand-prévôt dans les Basses-Pyrénées et mourut à Besançon le 3 mars 1830. J'ai publié son rapport sur la Bourgogne en l'an V dans le Bulletin d'Histoire et d'archéologie religieuses du diocèse de Dijon, année 1888.

2 Ferrand, invalidé comme député après le 18 Fructidor, fut rappelé à l'activité après le 18 Brumaire, comme chef d'une demi-brigade de vétérans. Mis définitivement à la retraite le 16 novembre 1802, il mourut à Amance (Haute-Saône), le 30 septembre 1804.

pour lui le premier prétexte à dénoncer les menées hostiles que l'aristocratie helvétique couvrait de sa neutralité complaisante, à préparer la rupture avec la Suisse, l'invasion et la révolution de 1798. Enfin et surtout, elle est la première en date, je dirais presque le modèle de ces conspirations qui composent à peu près toute l'histoire de l'époque et qui la caractérisent. Chacun conspire alors, personnages civils ou militaires, diplomates et policiers, proscrits et gens en place. A côté des partisans qui risquent leur vie, bien qu'à l'ombre, qui s'exposent et se dérobent avec un égal sang-froid à leurs ennemis, il y a les hommes publics qui oscillent sans cesse entre la trahison et la peur, entre leurs intérêts et leurs secrètes espérances. Personne ne croit à la durée du présent et tous demeurent incertains de l'avenir. Des masques couvrent les visages, et du jour au lendemain ces masques changent. C'est le règne de la Terreur intermittente et de l'intrigue continue. Nous venons de voir à l'œuvre les partis d'alors dans un coin de la France; or ces personnages de physionomie et d'allure si diverses, Vereux, Tinseau, Bouvenot, Ferrand figureront bientôt, sous des noms plus connus, sur un plus vaste théâtre. On les trouvera en face les uns des autres, dans les conciliabules royalistes ou jacobins, dans les Conseils, même au Directoire; car au Directoire règne Barras qui, après avoir perpétré le coup d'état de Fructidor pour le salut de la République, se laisse tenter à son tour en vue du rétablissement de la monarchie. Ce rapprochement s'impose à la pensée, et il vaudra peutêtre à l'affaire qui s'appela un moment la «grande conspiration. du 23 nivôse an IV » la petite place qu'elle mérite dans l'histoire.

LEONCE PINGAUD.

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II

La mission et l'ambassade de Ripperda à Vienne.

1725.

C'était alors un long voyage que celui de Madrid à Vienne. Ripperda, sur le bateau qui le transporta à Gênes, puis dans sa chaise de poste, eut tout le temps de réfléchir aux difficultés de sa mission et aux meilleurs moyens de la faire aboutir. Décider les hommes d'état autrichiens à répudier franchement leur « alliance éternelle» avec les puissances maritimes et à bouleverser tout leur système politique, changer en amis et en parents deux princes ennemis qui se combattaient avec acharnement depuis vingt-cinq ans, c'était là sa tâche. Il résolut de la simplifier en sacrifiant aux exigences de l'Empereur l'accessoire, c'est-à-dire les intérêts de l'Espagne, se promettant de ne défendre ces intérêts qu'autant qu'il serait nécessaire pour ne pas heurter trop violemment les scrupules de Philippe V et le sentiment national des Espagnols. En cédant de ce côté, il obtiendrait plus facilement les mariages et cela était l'essentiel. Car il ne s'agissait pas pour lui de réaliser une conception politique, mais un rêve de femme. Du succès du plan de la reine dépendait la fortune de l'aventurier. Il le vit nettement, tout de suite, et c'est pourquoi, pendant une année, il travailla à la conclusion des mariages avec une ardeur et une ténacité, qui, aidées de sa faconde intarissable, de sa fertilité d'imagination et de son apti

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tude au mensonge, de son habileté grossière à éblouir et à abasourdir les gens, de son don singulier de produire le mirage, donnèrent l'illusion et lui tinrent presque lieu du talent diplomatique qu'il n'avait pas.

Il arriva à Vienne dans le courant de janvier'. Il ne suivit pas les recommandations de prudence minutieuse qu'on lui avait faites et dont sa vanité exubérante et son impatience s'accommodaient peu. Au risque de mettre en éveilles ministres étrangers, il déclara son véritable nom à la porte de la ville. Il se donna comme chargé d'une mission de Philippe V auprès du tsar et se rendant à Moscou. Cette qualité et celle d'ancien ambassadeur des ÉtatsGénéraux en Espagne l'autorisaient à rendre visite au chancelier de Charles VI, le comte de Sinzendorf. Il se présenta chez lui, lui rappela qu'il l'avait autrefois connu aux Pays-Bas ainsi que le prince Eugène, lorsqu'il était député de la province de Groningue aux États-Généraux, se répandit en protestations d'amitié et brusquement, sans même savoir comment ses ouvertures seraient accueillies, dévoila l'objet de son voyage: négocier directement la paix et une alliance avec l'Autriche à la condition d'un double mariage entre les enfants don Carlos et don Philippe et les deux archiduchesses ainées. Il montra son plein pouvoir et demanda à entrer en conférences régulières avec un ministre de l'Empereur. Charles VI, bien que fort étonné et trouvant le cas assez épineux, chargea Sinzendorf de négocier avec lui et les pourparlers commencèrent.

Ripperda profita des questions un peu méfiantes de Sinzendorf pour se poser en bon catholique et vrai Espagnol, en personnage important à la cour de Madrid, confident du ménage

Référat à l'Empereur du 22 avril 1725. W. S. A.

Lettre de Charles VI à Eugène par laquelle l'Empereur annonce au prince l'arrivée de Ripperda, non datée, citée par Arneth, Prinz Eugen, t. III, aux notes, p. 546. Rapport de Sinzendorf à l'Empereur, du 11 février 1725. W. S. A. Ce qui suit est également emprunté à ce rapport du 11 février.

royal et futur premier ministre de Philippe V. Tout en s'attribuant, et de longue date, l'idée première du rapprochement avec l'Autriche, il jugea bon d'expliquer par un prétexte le soudain revirement de la politique espagnole.

C'est le duc de Bourbon, dit-il, qui en a fourni l'occasion. Il a proposé à Madrid, sans doute avec la connivence de son gouvernement, de conquérir pour lui le royaume des DeuxSiciles. La France aurait fourni l'argent; le duc offrait quarante millions; les troupes françaises et espagnoles auraient attaqué la Sicile et Naples; le czar et le sultan, en complète entente avec le cabinet de Paris, auraient agi en même temps contre I'Empereur, le premier en Silésie, le second en Hongrie; grâce à cette diversion l'entreprise n'aurait pas manqué de réussir Mais le roi d'Espagne a repoussé avec indignation un projet aussi injuste et anti-chrétien. La reine, ennemie jurée de la France, rêvant depuis longtemps de rappeler sa fille de Paris pour la marier à l'infant de Portugal, constamment préoccupée d'ailleurs d'établir avantageusement ses deux fils, a mis à profit le courroux de son mari pour faire triompher l'idée d'une entente et d'une alliance de famille avec la maison de Habsbourg. >>

Ripperda mentait impudemment. Loin de vouloir entamer une guerre en Italie, la cour de Versailles s'était brouillée avec Philippe V parce qu'elle refusait de faire cette guerre. Cependant ce prétexte imaginé de toutes pièces était assez bien trouvé. Il répondait à des craintes secrètes de la cour de Vienne. Le duc de Bourbon tracassait depuis longtemps l'Empereur pour le paiement de certains droits utiles qu'il réclamait dans le royaume de Naples; Charles VI s'attendait à être attaqué en Italic par la France et par l'Espagne, et il n'était pas moins inquiet du mouvement que se donnait depuis quelque mois le ministre russe à Paris, Kourakine, ainsi que des armements suspects de la Porte. Sinzendorf ne répugna pas à admettre le conte bleu de l'envoyé espagnol.

Ripperda fut habile aussi dans sa façon de présenter le

« EelmineJätka »