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M. Mérimée, qui avait succédé à M. Vitet dans les fonctions d'inspecteur général, mit au service de l'art toutes les ressources de son esprit curieux, toute la finesse de son jugement, toute l'élégance et la clarté de son style. Sous sa direction, les travaux furent poussés avec une activité croissante; les recherches archéologiques se développèrent et parvinrent au plus haut degré d'exactitude; l'initiative des particuliers fut à la fois contenue et encouragée; une école nouvelle d'architectes et d'ouvriers habiles fut constituée.

«En effet, il ne suffit pas, pour maintenir intacte une œuvre d'art, d'être possédé de la volonté de la conserver il faut avoir acquis les connaissances nécessaires pour pouvoir la restaurer sans altérer son caractère et sans faire disparaître des traces précieuses aux yeux de l'archéologue de l'architecte, de l'historien, de l'homme de science et de goût.» (1).

De telles connaissances supposent un labeur immense : « Ce qui distingue l'architecture française de toutes celles de l'Europe, dit M. Viollet-le-Duc (2), c'est que, pendant plus de dix siècles, elle a été cultivée par plusieurs écoles originales nées spontanément dans différentes provinces, travaillant à l'envi l'une de l'autre d'après des principes et avec des procédés différents, imprimant chacune à ses ouvrages son caractère propre et comme un cachet national. Dès le xe siècle, chacune de nos provinces avait ses artistes, ses traditions, son système, et cette étonnante variété dans l'art a produit presque partout des chefs-d'œuvre, car, sur tous les points de la France, le génie de nos artistes a laissé la forte empreinte de sa grandeur et de son originalité.

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Les crédits portés au budget furent successivement augmentés; ils étaient, en 1836, de 120.000 francs; en 1838, de 200.000 francs; en 1839, de 400.000 francs; en 1848, de 800.000 francs; en 1859, de 1.100.000 francs; ils s'élevèrent, en 1882, jusqu'à 1.580.000 francs. Au total, les sommes dont la Commission eut à faire l'emploi, de 1831 à 1886, atteignirent le chiffre de 45 millions; il faut y joindre encore les sommes bien plus considérables qu'elle a obtenues de l'administration des cultes, de celle des bâtiments civils, des départements, des communes, des fabriques, hospices, etc., ainsi que des particuliers (3).

Quant au classement, il ne pouvait se faire que très lentement, à mesure que s'établissait l'inventaire artistique de la France, réclamé par M. Guizot. Une liste provisoire, comprenant plus de deux mille monuments, fut publiée dans une note du ministère d'État, en 1862. Une liste revisée fut dressée en 1875.

(1) Observation empruntée aux notes de M. Lefebvre des Vallières, inspecteur général des monuments historiques et reproduite dans les travaux préparatoires: exposé des motifs du projet de loi (Chambre, annexes 1882, p. 168).

(2) Les Monuments historiques de France à l'Exposition universelle de Vienne en 1873 (Imprimerie nationale, 1876), rapport de M. E. du Sommerard, p. 3. (3) Depuis 1885, les crédits accordés à la commission des monuments historiques ont été quelque peu réduits; au budget de 1887, ils n'étaient plus que de 1.400.000 francs; il est question de les réduire encore pour 1888.

Dans quel esprit ce classement fut-il opéré? Quelques observations sont ici nécessaires.

A son point de départ, et dans la pensée profonde de celui qui en était le premier inspirateur, le romantisme réagissait contre tout ce qui avait caractérisé le XVIIIe siècle. Les encyclopédistes n'avaient jamais assez de sarcasmes contre la barbarie du moyen âge, et tout le monde connaît cette affirmation de Voltaire que Paris, avant Louis XIV, ne possédait que quatre beaux monuments: la Sorbonne, le Val-de-Grâce, le Louvre-Neuf et le Luxembourg. C'est donc aux vieilles cathédrales gothiques et, par elles, à la religion de nos pères (1) qu'il faut revenir, en reniant le paganisme du xvie siècle et l'incrédulité qui l'a suivi. C'est là, dans cette conception grandiose qui inspire tout le Génie du christianisme, qu'il faut rechercher l'origine du mouvement religieux, artistique et littéraire qui a renouvelé l'imagination française (2).

Mais, tandis que les plus convaincus, les plus touchés de la grâce, restaient au catholicisme, et se préparaient à entrer dans la noble phalange immortalisée par les noms de Lacordaire, de Montalembert et de Frédéric Ozanam, les autres, plus exclusivement artistes, allaient à un scepticisme élégant et délicat, et glorifiaient les œuvres des premiers temps de la Renaissance à l'égal des églises et des forteresses féodales.

Augustin Thierry, Amédée Thierry, Michelet venaient de fonder la grande école de critique historique qui est l'honneur de notre siècle. Reconstituer l'homme à chacune des époques qu'il a traversées; le replacer, par une étude patiente des documents contemporains, dans le milieu même où il a vécu; retrouver ses croyances, ses aspirations, ses souffrances, dans les témoins de pierre, de parchemin ou de papier qui nous restent de lui, avec l'espoir de démontrer le progrès indéfini de l'humanité, tel était leur dessein.

L'histoire nationale se reconstruit ainsi sous leurs mains avec une précision jusqu'alors inconnue. Mais, d'autre part, elle n'est qu'un fragment de l'histoire générale du monde, et les mêmes procédés d'investigation critique ne tarderont pas à s'attacher à la résurrection des monuments hindous, comme des celtiques et des égyptiens, De l'histoire même on montera jusqu'aux temps préhistoriques.

Cette école est maintenant en pleine possession de l'opinion publique en France; c'est par elle et pour elle qu'a été promulguée la loi nou

(1) La même idée inspirait à M. Guizot les paroles suivantes : « L'étude des monuments religieux a ranimé parmi nous le sentiment et le goût de l'art chrétien. Ce sentiment a bientôt tourné au profit du christianisme lui-même. En apprenant à comprendre, à admirer nos églises, on est devenu presque juste, presque affectueux pour la foi qui les a élevées. C'est là un retour un peu futile vers la religion, retour sincère cependant, et qu'il ne faut pas dédaigner. L'art rend ainsi aujourd'hui à la religion quelque chose de ce qu'il en a reçu jadis. Discours à la Société des antiquaires de France, août 1837.)

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(2) Nous citerons ici un ouvrage auquel nous devons beaucoup, et dont quelques idées se retrouvent dans le développement général de notre notice: Études littéraires sur le XIXe siècle, de M. Émile Faguet (Paris, 1887).

velle qu'il nous reste à étudier. Cette loi, que le romantisme aurait faite pour protéger les monuments de trois ou quatre siècles, et dans le seul but de sauver des chefs-d'œuvre, s'étend aujourd'hui à toute l'histoire de France, ou plutôt à tous les vestiges des races et des peuples qui ont occupé notre sol. Et il importe peu que ces vestiges soient des monuments achevés de l'art; il suffit qu'ils aient en eux une assez grande puissance de démonstration historique. A quelque âge qu'ils appartiennent, qu'ils soient d'une beauté parfaite ou grossiers et informies, ils seront tous conservés avec le même amour, on pourrait dire avec la même indifférence curieuse.

Les procès de tendance sont toujours délicats et nous ne voulons ici rien forcer. Il serait injuste assurément, de tracer une ligne de démarcation inflexible entre les premiers et les derniers romantiques, entre les partisans de l'école historique et les fervents du moyen âge. La préoccupation qui s'était emparée de Chateaubriand de renouer, après trois siècles de paganisme artistique, l'ancienne tradition chrétienne, n'allait pas sans un très vif sentiment du développement historique de la France, de même que les disciples les plus convaincus de l'évolution savaient faire une place de choix à cette époque agissante et croyante qui a placé notre pays à la tête des peuples catholiques et qui a semé ses idées dans tout l'univers. Mais, ce qui reste vrai, c'est que les uns donnaient la première place au culte des arts et la seconde à la recherche des documents, tandis que, pour les autres, l'ordre des préférences était

renversé.

La Commission des monuments historiques, pour être soutenue par l'opinion, devait évidemment se ranger du parti des historiens plutôt que du parti des artistes, et, ce faisant, il faut reconnaître qu'elle a servi les intérêts de l'art tout autant que ceux de l'histoire.

Voyons en effet comment se sont opérés les classements de 1862 et de 1875.« Si, dès le principe il se fût agi uniquement de signaler les beaux ouvrages de l'époque romaine qui sont encore debout dans plusieurs de nos provinces, les magnifiques églises de la période romane et de l'ère gothique qui témoignent du génie des architectes des temps passés, le classement eût été simple et facile; mais, à côté de ces splendides spécimens, de ces châteaux de la Renaissance et de tous ces grands et intéressants échantillons de l'architecture religieuse, civile et militaire qui couvrent le sol de la France, il importait d'assurer la conservation d'édifices moins en vue, remontant aux premiers temps du christianisme, et qui, échappant à tout examen au point de vue de l'art, ont une grande importance pour son histoire, en formant un des chainons de l'architecture française entre son origine première et son complet développement » (1). Joignons à cela les monuments mégalithiques, dont l'intérêt archéologique est si puissant, mais qui témoignent d'une culture artistique si rudimentaire. Dès lors, il nous sera facile d'apprécier comment la

(1) Rapport de M. E. du Sommerard, loc. cit., p. 23.

Commission des monuments historiques a compris son rôle et justifié son titre.

Pour ce qui concerne les meubles anciens (monnaies, tableaux, etc...), les antiquaires et les artistes ne s'en étaient pas moins préoccupés; c'est à leur initiative et à leur persévérance qu'il faut rapporter cette connaissance des usages et de la vie familière du passé que l'érudition moderne a poussée à un si haut degré d'exactitude.

Qui n'a entendu parler de l'œuvre entreprise par M. du Sommerard et de sa passion pour les reliques? Nous lui devons cette admirable collection (1) qui a servi de modèle à tant d'autres, en France et hors de France. Combien de richesses ne contenait-elle pas déjà lorsque le gouvernement la reçut de ses mains patientes! Enfin, sur l'initiative de la Commission des monuments historiques, M. le comte Duchâtel, ministre de l'intérieur, fit voter la loi du 24 juillet 1843 qui créait le Musée des Thermes et de l'hôtel de Cluny.

Mais ce n'est pas seulement dans les musées que résident les trésors de notre histoire nationale: c'est aussi dans les châteaux que les haines révolutionnaires n'ont pas entièrement dévastés, dans les couvents et dans les églises. La Commission des monuments historiques avait de droit la surveillance de toutes ces richesses.

Il nous reste à voir enfin de quels moyens la Commission disposait pour arriver à son but. - Elle n'en avait pas d'autres que l'exemple et le

conseil.

En effet le classement ne lui donnait aucun pouvoir défini. Les édifices publics ont leurs propriétaires comme les édifices particuliers. S'ils appartiennent à la commune ou au département, l'Etat ne saurait intervenir; la commune et le département n'ont à prendre conseil que d'euxmêmes, de leur honneur ou de leur intérêt. S'ils appartiennent à l'État, ce n'est pas la Commission des monuments historiques qui en a la garde; le département ministériel dont ils relèvent (ministère des travaux publics, ministère des cultes, ministère de la guerre, etc...) n'a pas d'instructions à recevoir d'un autre département, et l'on sait que les administrations publiques affectent bien souvent de se jalouser et de se combattre.

C'est ainsi que l'ancien hôtel-Dieu d'Orléans et les remparts de Carpentras ont été démolis, malgré les efforts de la Commission, de même que le réfectoire des Augustins de Toulouse. La municipalité de cette dernière ville,« forte de son droit, qu'aucune loi, qu'aucun règlement ne soumettait aux exigences de l'archéologie, » repoussa toutes les observations qui lui furent adressées.

La Commission avait dépensé 70.000 francs pour réparer le château de Falaise, dont la chapelle était affectée au service du collège, lorsque tout à coup le professeur de philosophie, pris d'un beau zèle, organise une

(1) V. Les Arts au moyen âge, par Alexandre du Sommerard. (5 vol. in-8° avec album, Paris, 1838 à 1846.)

loterie, obtient des fonds et les dépense pour embellir la chapelle, sans que les ordres mêmes du ministre puissent arrêter les travaux. La Commission a dépensé 4.000 francs pour réparer les dégâts causés par ces prétendus embellissements (1).

Le château des papes, à Avignon, a été l'objet de mutilations sans nombre de la part du génie militaire, le département de la guerre ne voulant admettre dans son domaine propre l'ingérence d'aucune administration civile. On sait, en effet, que le château des papes avait été transformé en caserne.

Les exemples de cette sorte seraient innombrables.

Cependant l'intervention officieuse de la Commission avait réussi, dans la plupart des cas, à se faire accepter. L'opinion s'était même répandue dans le public que les monuments classés étaient soumis légalement à la surveillance de l'État et que les propriétaires ne pouvaient y faire aucun changement sans une autorisation spéciale. Cette erreur commune n'a pas créé le droit, mais elle a concouru à fortifier l'autorité morale dont jouissait la Commission. L'espoir d'obtenir une subvention pour les travaux à exécuter n'a pas été non plus sans exercer une certaine influence sur la conduite des propriétaires des monuments classés. Les communes sont coutumières de ces sortes d'initiatives.

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Il n'en est pas moins certain que, devant la négligence ou le parti pris des propriétaires ou ayants droit, la Commission restait impuissante et désarmée.

Elle pouvait bien, il est vrai, recourir à l'expropriation pour cause d'utilité publique (2) - c'est ainsi qu'il a été procédé pour dégager le

(1) Détails empruntés aux notes de la Commission des monuments historiques et relevés par M. Courcelle-Seneuil dans son rapport au Conseil d'Etat (annexe au no 364, distribution du 28 février 1882, pp. 3 et 4.)

(2) D'après le droit commun, les édifices classés comme monuments historiques pouvaient-ils être expropriés par l'État, au nom de l'utilité publique, lorsqu'ils sont menacés de destruction ou de restaurations désastreuses de la part de ceux qui les possèdent? — « La question a été soulevée devant les Chambres législatives lors de la discussion de la loi du 3 mai 1841. A la Chambre des députés on a proposé que tout monument historique ou d'antiquité nationale, dont la conservation péricliterait dans les mains du détenteur, pût être acquis par l'État pour cause d'utilité publique. » Cette proposition a été écartée. A la Chambre des pairs, elle a été reproduite. Le garde des sceaux déclare « qu'il y a des circonstances où l'acquisition d'un monument historique pouvait rentrer dans les termes de la loi de 1833; qu'alors le gouvernement userait de cette loi et se pourvoirait devant le Conseil d'État pour faire examiner l'utilité publique; que la loi était suffisante pour ces circonstances particulières.» M. Vatout propose alors un amendement : Les constructions adhérentes aux monuments historiques et d'art seront assujetties aux dispositions de la présente loi sur l'expropriation. » M. Vuitry demande « que l'on n'embarrasse pas par des cas particuliers une loi de procédure. Le Gouvernement a toujours le droit de soumettre la question au Conseil d'Etat. » — M. Vatout demande si le gouvernement l'entend ainsi, et, sur la réponse affirmative du garde des sceaux, l'amendement est retiré. » — E. Rousse, Avant-projet de loi pour la conservation des monuments historiques et des objets d'art, p. 297.

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