Page images
PDF
EPUB

rabattu dans sa conception de lui-même et du monde, pût ployer sous le faix de l'autorité nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L'homme méritait alors ce traitement, parce qu'il inspirait alors cette philosophie; il va se montrer sur la scène tel qu'il s'est montré dans la théorie et dans les mœurs.

VII

Quand les théâtres, fermés par le Parlement, rouvrirent, on s'aperçut bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n'écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d'une nuit d'été, déclare « qu'il n'y retournera plus jamais, car c'est la plus insipide et ridicule pièce qu'il ait vue de sa vie. La comédie se transforme; c'est que le public s'était transformé.

Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher! Quelles âmes jeunes et charmantes! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, devant ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par

1. 1662.

des hommes, l'illusion les prenait. Ils ne s'inquiétaient guère des vraisemblances; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d'un ciel à l'autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s'égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont l'essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poète vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d'une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d'une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats, par-dessus tout l'extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu'ils venaient chercher. Ils montaient d'euxmêmes au plus haut du monde idéal; ils voulaient contempler les extrêmes générosités, l'amour absolu; ils ne s'étonnaient point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie transfigure; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier coup ses excès et ses caprices; ils n'avaient pas besoin d'être préparés; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines prodigalités de

ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où l'imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces, développe tout d'un coup l'homme, et dans l'homme ce qu'il y a de plus exalté et de plus exquis.

Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d'agréments extérieurs; mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans l'amour que le plaisir, et dans l'homme que les sens : un Rochester au lieu d'un Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la fantaisie? La comédie romanesque est hors de sa portée; il ne peut saisir que le monde réel, et dans ce monde l'enveloppe palpable et grossière. Donnezlui une peinture exacte de la vie ordinaire, des événements plats et probables, l'imitation littérale de ce qu'il fait, et de ce qu'il est; mettez la scène à Londres, dans l'année courante; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens avec les marchandes d'oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation française. Qu'il se reconnaisse, qu'il retrouve les gens et les façons qu'il vient de quitter à sa taverne ou dans l'antichambre; que le théâtre et la rue soient de plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie; il s'y traînera également dans la vulgarité et dans l'ordure; il n'aura

besoin pour y assister ni d'imagination, ni d'esprit; il lui suffira d'avoir des yeux et des souvenirs. Cette exacte imitation lui fournira l'amusement en même temps que l'intelligence. Les vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront par réminiscence. L'auteur d'ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le réveille; il s'agit ordinairement d'un père ou d'un mari qu'on trompe. Les beaux gentilshommes prennent comme l'écrivain le parti du galant, s'intéressent à ses progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu'on débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des soupers, l'impudence des scènes aventurées jusqu'aux démonstrations physiques, les chansons risquées, les gueulées1 lancées et renvoyées parmi des tableaux vivants, toute cette orgie représentée remue les coureurs d'intrigues par l'endroit sensible. Et par surcroît le théâtre consacre leurs mœurs. A force de ne représenter que des vices, il autorise leurs vices. Les écrivains posent en règle que toutes les femmes sont des drôlesses, et que tous les hommes sont des brutes. La débauche entre leurs mains devient une chose naturelle, bien plus, une chose de bon goût; ils la professent. Rochester et Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes, convaincus comme ils l'étaient déjà que

1. Mot de Le Sage.

la vertu n'est qu'une grimace, la grimace des coquins adroits qui veulent se vendre cher.

VIII

1

Dryden, qui un des premiers entre dans cette voie, n'y entre pas résolûment. Une sorte de fumée lumineuse, reste de l'âge précédent, plane encore sur son théâtre. Sa riche imagination le retient à demi dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le Paradis de Milton, la Tempête et le Troilus de Shakspeare. Un autre jour, dans l'Amour au Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poëtes nationaux, tantôt des figures recherchées et de l'esprit pointillé comme Calderon et Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversements de trônes et les peintures de mœurs. Mais dans ce compromis maladroit l'âme poétique de l'ancienne comédie a disparu il n'en reste que le vêtement et la dorure. L'homme nouveau se montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand seigneur, d'autant plus choquant que Dryden en cela contrarie son talent, qu'il est au fond sérieux et poëte, qu'il suit la mode et non sa pensée, qu'il fait le libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jour2. Il

:

1. Son Wild Galant est de 1662.

2. « We love to get our mistresses, and purr over them, as cats

« EelmineJätka »