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composition de la grande pantomime que du Glaizat vole à Tombre en la dénaturant, l'analyse qu'en donne l'auteur, la description de la salle et de la scène le soir de la première sont des choses vues, senties et rendues par un écrivain non seulement maître de toutes les ressources de la langue, mais échauffé par le souvenir des circonstances analogues qu'il a lui-même traversées. C'est là, dans le décor, si je puis dire, qu'il faut chercher la personnalité de Jean Richepin, mais point du tout dans le langage et les allures de ses personnages. Il y a, parmi ces descriptions si largement et si puissamment traitées, une page qui ressort comme une flamme jaillissant d'un brasier. C'est lorsque Tombre et ses deux clowns terrifient le public des Folies-Élégantes avec leurs scènes des Happy-Zigzags. Sans effort apparent, sans emploi d'aucun procédé, sans le secours d'aucune violence de tournure ou d'expression, le style devient tellement plastique que l'on voit comme matériellement le jeu fantastique des mimes, et que l'image vous hante longtemps après.

Mais ce qui fait de ce livre une œuvre haute, c'est le souffle qui passe au travers, le soulève et l'anime. D'un bout à l'autre il est la glorification de l'art. Il est aussi la glorification de la bonté, dont il faut bien, avec Yves, faire le trait caractéristique de la vraie justice. Avec ces deux passions au cœur, la foi en l'art et le besoin infini de comprendre et d'aimer, les deux vrais héros du roman de Richepin, Yves de Kergaret et Madeline, atteignent à cette élévation où les plus humbles, sans cesser d'être humains, deviennent héroïques. Avec ces deux passions au cœur, Richepin a fait un livre grand et bon.

Je veux, en finissant, me donner la joie de citer quelques lignes où éclate et flamboie le feu subtil qui circule dans toute l'œuvre et y promène la vie. Yves de Kergaret dit à Tombre : « Il en est de l'amour comme de l'art, vois-tu bien... Illusion! Se faire une grande illusion! Y avoir foi! S'y sacrifier ! Bâtir son œuvre de toutes ses forces! Aimer ses élus de tout son cœur! Vouloir la communion d'âmes, même sans le baiser, et la gloire, même sans le succès ! Pour les artistes, pour nous, tout est là. - Ah! s'écria Tombre, tu as raison, et je tâcherai de suivre ton évangile. Sans compter, ajouta Yves, avec un doux sourire, qu'il te mènera au paradis, car il y a une justice en tout. Et c'est pourquoi, en vérité, nous qui avons l'air de martyrs, nous sommes des bienheureux. Ainsi nous voilà deux gueux errant dans la nuit, deux inconnus, deux ratés peut-être. Mais parmi tous ces gens raisonnables qui dorment, combien y en a-t-il dont les rêves soient aussi beaux que les nôtres ? Et nous les rêvons, les nôtres, tout éveillés! »>

B.-H. G.

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des pages entières d'involontaires réminiscences et des pages absolument originales et superbes, une véritable flambée de passion vraie et des emballements de rêverie hallucinée, un livre plein d'excellent Mirbeau et de mauvais Mirbeau, mais un livre qui empoigne au collet, violemment, qui force l'attention, comme on force une porte d'un coup d'épaule, un livre qui irrite et enthousiasme, et passionne, un vrai livre enfin, dont les défauts même font ressortir les qualités.

Oui, il y a dans ce volume des choses que nous voudrions en arracher, des choses que nous détestons et qui nous révoltent, mais il y a aussi, il y a surtout une âme, un corps, des chairs palpitantes, du sang bien chaud, bien fumant, et cela ne saurait nous laisser indifférent. Celui qui a écrit le Calvaire l'a réellement gravi, a souffert pour de vrai, a aimé pour de vrai, et si, en contant ses joies et ses souffrances, il a fatalement recommencé une histoire connue, presque banale à force d'avoir été souvent contée, il l'a fait en somme comme un artiste du plus grand talent.

Ce qu'il y a de très particulier, de dominant dans l'écrivain, c'est que, peut-être par suite de son éducation littéraire, par le frottement de son cerveau à certaines lectures, à certains auteurs préférés, comme Poë, Baudelaire, Dostoievsky, à cause de ses goûts d'art et de lettres, il voit fou, il voit funèbre, comme d'autres voient rouge, et même il lui arrive, à lui aussi, d'avoir cette vision sanglante; un mysticisme tout spécial le tient sous sa griffe affolante.

Dès le début de ce livre, plus que vécu, presque autobiographique, cela se devine à certains accents justes et criants, tellement les sensations, les pensées, les moindres houles de l'âme du héros sont étudiées et senties; on est prévenu. Jean Mintié raconte qu'à son baptême un des gamins qui se battaient pour avoir des dragées s'est tué en tombant la tête sur une pierre, et que son oncle, en même temps son parrain, est mort peu de temps après d'une fièvre ty phoïde, prise à l'issue de la cérémonie. Plus tard, c'est son père, un homme fort doux, qui a la manie de tuer les animaux, les oiseaux, les chats; puis vient l'histoire du Prussien tué par lui, Mintié; enfin, vers la fin du livre, le meurtre du petit chien Spy. On se trouve en présence d'une nature mal équilibrée, névrosée, que le souffle furieux de la passion poussera à tous les excès, presque au meurtre, puisqu'il étranglera à demi sa maîtresse et croira l'avoir tuée. Dans ses colères il voudra lui ouvrir le ventre, la disperser en pluie rouge de ses mains furieuses et vengeresses; il se salira aux boues de la chair partagée, de la maîtresse à tout le monde, et il se plongera avec une sorte de volupté bestiale en cette vase.

Du reste, Jean Mintié n'a aucune énergie, aucune force il n'a que des violences; entre chaque accès de rage bandant ses muscles et ses nerfs pour la révolte, il a le honteux affaissement des larmes lâches et débilitantes. Type bizarre d'amoureux à la glande lacrymale sensible comme celle d'une femme et d'un enfant, il pleure avant d'avoir sa Juliette, il pleure à

chaque instant quand il la possède, il pleure de honte en voulant la quitter, il pleure après l'avoir perdue, et toujours l'averse bruyante de ses larmes inonde le livre, et toujours ses sanglots soulignent le récit de son amour. Ce n'est plus un homme, c'est un fleuve, une source intarissable de larmes. On lui voudrait un peu plus, dans l'âme, dans le cœur, dans le cerveau, de cette vigueur qu'il n'emploie qu'à des gestes forcenés, à des courses sauvages, enfin à mille extravagances, que l'on peut remarquer chez beaucoup d'amoureux, mais à une dose moins forte et surtout d'une manière moins continue.

Ce qui revient aussi d'une façon si périodique, qu'en avançant dans la lecture du roman, on peut en prédire à coup sûr l'apparition, c'est le rêve macabre suivant immédiatement la scène de tendresse, d'émotion, de sentiment. Ce Jean Mintié est un cauchemar vivant, sans cesse il se plonge dans les hallucinations, grand Dieu ! C'est d'abord la Vierge, une statue de son village, qu'il revoit nimbée d'or; puis elle se transforme, jette ses voiles, se montre à lui nue, impudique, excitante. Ensuite, la première nuit d'amour s'achève, Juliette dort, Jean la regarde, il respire son haleine douce, et peu à peu cette haleine tiède s'imprègne pour lui d'une imperceptible odeur de pourriture, c'est la mort, la décomposition finale; il croit sa maîtresse morte, il l'appelle, s'affole, voit distinctement les cierges funéraires, entend le De Profundis. Juliette s'éveille. Cette vision de mort, nous la retrouverons souvent, constamment dans le livre, et ce seront encore deux rêves qui termineront le roman. Là, l'influence des mystiques cadavereux. Le Calvaire serait une œuvre vraiment personnelle et neuve, car elle est faite avec des choses réelles et vécues, si elle ne venait pas après des œuvres comme Manon Lescaut, la Confession d'un enfant du siècle, Fanny et enfin Sapho. Certes, Octave Mirbeau a peint des choses vues et senties; mais malgré lui, malgré sa volonté, malgré sa sincérité, il n'a pu échapper à la multiple influence de l'abbé Prévost, d'Alfred de Musset, de Feydeau et de Daudet. Il a eu beau faire, beau varier les épisodes, beau moderniser la tonalité générale, il a aimé et souffert en amoureux lettré, qui aime, sent, qui souffre à travers ses lectures et retombe forcément dans des situations que nous connaissons. Dans Fanny nous avons vu ces pleurs, cette envie d'éventrer la maîtresse trompeuse, cette fuite vers les mêmes grèves désertes de l'embouchure de la Loire; dans la Confession d'un enfant du siècle, le lyrisme de l'amoureux, la nuque tentatrice; dans Sapho, les ruptures, les abaissements lâches, les acceptations de camaraderies dégradantes; dans Manon Lescaut, Desgrieux. Octave Mirbeau ne nous apporte donc pas avec son Calvaire un document inédit; il ne nous donne qu'une très belle œuvre d'artiste, une Confession d'un enfant du siècle, un peu plus gangrenée, un peu plus pourrie par le pessimisme. L'hallucination macabre y perce partout, au point que pour l'écrivain les moulins à vent ont des ailes démentes et le phare a un feu rouge qui tourne comme un astre fou.

En résumé, Jean Mintié est le Coupeau de l'amour ; comme le héros de l'Assommoir, sa passion lui donne des visions fantastiques, répugnantes, obscènes ; c'est le delirium tremens de l'érotisme.

Quant au chapitre sur la guerre, si attaqué, si attaquable, et qui ne forme heureusement qu'un épisode dans le roman, nous ne saurions le défendre, même au point de vue artiste, quoiqu'il renferme des morceaux superbes. Cette sombre peinture eût gagné à étre relevée par quelques lumières qui n'en auraient en rien altéré la vérité et qui eussent suffi pour faire accepter les ombres les plus noires. Certes, il y a eu, durant cette malheureuse campagne, bien des défaillances, des hontes, des vilenies; mais il y a eu aussi des actes muets d'héroïsme, des dévouements obscurs, des courages ignorés, même dans ces troupeaux de soldats indisciplinés et affamés que nous décrit Octave Mirbeau. Nous avons vu de près ces sinistres tableaux, aucun n'avait cet ensemble d'abaissement, cette unité de lâcheté et de dégradation. A notre avis, le tort de l'écrivain est d'avoir entassé les monstruosités qu'il a pu recueillir çà et là et d'en avoir fait un tout invraisemblable à force d'ignominies réunies les unes à côté des autres.

Le Calvaire est une œuvre de talent, inégale, heurtée, empreinte d'un illuminisme curieux, pleine de réalités palpitantes, inspirée d'oeuvres présentes autant que d'études prises sur le vif, farouchement secouée comme par une épilepsie involontaire, dont les crises s'abattent çà et là au hasard, avec l'inattendu et l'horreur de cette épouvantable maladie. Elle prouve qu'Octave Mirbeau est un véritable écrivain, de la vraie race, sachant voir et sachant raconter; c'est pourquoi nous n'avons pas hésité à dire sincèrement tout le mal et tout le bien que nous pensions de son remarquable roman.

DERNIÈRES PUBLICATIONS

OUVRAGES SIGNALÉS.

G. T.

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L'Abbesse de Jouarre, drame, par ERNest Renan. Paris, Calmann Lévy, 1886. Un vol. in-8°.

Sur le tard de sa carrière d'écrivain, M. Renan a voulu se distraire un peu de ses travaux de philologie, d'épigraphie, d'histoire, de critique religieuse dont il avait fait des armes de guerre, instruments d'une ambition aujourd'hui satisfaite. Il s'est mis à lire les poètes, les dramaturges, Shakespeare et autres. Ils l'ont séduit un moment; il a tenté de les imiter, non en vue d'obtenir des succès dramatiques qui sont le privilège de la jeunesse et le fruit d'une expérience qu'on n'acquiert plus à son âge, mais afin de soutenir quelques thèses d'occasion, de ces thèses où sa malice excelle à se moquer des hommes et des choses, dans l'intérêt de sa fantaisie du moment. De là, sont venus Caliban, le Prêtre de Némi et en dernier lieu l'Abbesse de Jouarre. Il est décidé à s'arrêter là dans cette voie. « Je ne me permettrai plus désormais de divertissement »>, écrit-il dans la préface de l'Abbesse de Jouarre. A quelqu'un qui en concluait que l'Abbesse de Jouarre était son été de la Saint-Martin, un collègue de M. Renan, à l'Académie, répondait, à ce qu'on prétend, que l'Abbesse de Jouarre était plutôt son été de la Saint-Antoine. Le mot est cru; mais il traduit une impression assez répandue. L'idée qui a germé dans l'esprit de M. Renan, que l'approche de la mort chez les personnes d'ailleurs jeunes, dont la vie menace d'être interrompue avant l'heure par une catastrophe comme celle de la Terreur, était de nature à débrider les passions et en particulier celle de l'amour, et on ne peut plus contraire à la réalité. Elle lui a peut-être été suggérée par les mœurs du Directoire. Le débordement d'alors est venu après la Terreur,

c'était la joie de vivre. On la conçoit au lendemain des horreurs dont on sortait. Ce débordement n'a pas accompagné la Terreur. Il n'y en a pas de traces dans les souvenirs du temps. C'est naturel; quand on a la tête sous le couperet, on songe à autre chose qu'à s'ébaudir. On a devant soi les perspectives de l'infini ou du néant si on ne croit pas au lendemain de la vie. Au XVIIe siècle, après la Fronde; au xvi, dans l'intervalle des guerres civiles, les liens sociaux se détendent, les mœurs se relâchent, l'amour du plaisir est comme une fureur commune: vivamus et bibamus; on suit le précepte d'Horace : carpe diem. Mais c'est toujours après la crise, jamais durant la crise. Comme trait de mœurs historiques, l'idée de M. Renan n'est donc pas fondée. La fable de l'auteur de l'Abbesse de Jouarre est au surplus sans intérêt dramatique il n'y a pas de situation. Son dialogue ne vaut pas mieux, le fond est donc d'une faiblesse étrange et inattendue. Mais il y a la forme; elle est souvent lâche et traînante, c'est le cas de l'évêque de Grenade dans Gil Blas. Mais on y peut cueillir un beau bouquet de fleurs. M. Renan a des réminiscences fréquentes. On goûte ses banalités sur le bonhomme Turgot, un optimiste naïf de l'école de Lamourette, aux doctrines duquel le rasoir national a servi de commentaires. A côté, il y a des lueurs merveilleuses, les réflexions de d'Arcy : « Nous arrivâmes à penser qu'entre tous ceux qui croient à l'idéal, quelles que soient leurs apparentes divergences, il n'y a qu'une différence dans la manière de parler. Là-bas, ce petit prêtre se console avec son christ. Moi, j'ai la certitude que mon existence entrera comme un élément dans une œuvre éternelle. Je suis moins éloigné de lui que de l'épicurien qui se lamente sur

la perte de la vie. » Certes, la foi à l'idéal est la source de toute grandeur morale quelle qu'en puisse être l'enseigne, et l'épicurien est le symbole des appétits inférieurs de la nature humaine. Mais qu'était donc Turgot, sinon un théologien de l'épicurisme? M. Renan est la contradiction incarnée. Il passe sa vie à prêcher l'idéal et à louer les ennemis de l'idéal. Il y a toujours eu contradiction entre sa conscience idéaliste et ses intérêts de conduite. Son héroïne «< aussi pure que les saintes du moyen âge, dominées par la foi la plus absolue », c'est sainte Farce; « qui a lu Voltaire », qui porte « un minimum de costume religieux », c'est-à-dire une sainte Farce honteuse d'ellemême et qui va demander des leçons à l'auteur de la Pucelle. En histoire comme en religion, M. Renan se joue parmi les contradictions. Lisez ceci : « L'Église avec la noblesse a tiré du néant cette nation, qui maintenant, arrivée à la virilité, égorge ses fondateurs. » Tournez la page, vous lirez une apologie de ceux qui ont détruit l'Église et la noblesse. L'esprit de M. Renan est une lanterne magique qui renvoie des images de toute sorte.

En quoi, l'Abbesse de Jouarre est une facétie bonne à lire dans un salon un jour de pluie, dont l'idée est fausse et l'exécution molle, bien que parfois brillante.

L. D.

Les Contemporains. Études et portraits littéraires, par JULES LEMAITRE (2o série). Un vol. in-18. Lecène et Oudin, éditeurs. Paris, 1886.

M. Jules Lemaître est de ceux à qui la fortune des lettres a promptement accordé ses faveurs. En quelques années sa réputation s'est fondée et, qui mieux est, consolidée. Les connaisseurs appréciaient déjà ses vers artistement composés, qu'il remportait encore des succès d'école, et se préparait au rôle de critique dramatique d'un journal autorisé par une thèse spirituelle sur la Comédie après Molière et le théâtre de Dancourt. En même temps, les lecteurs de la Revue bleue se déclaraient ravis par une série d'études sur les écrivains contemporains, poètes, romanciers, dramaturges. Si M. Jules Lemaître a moins réussi comme conteur, c'est qu'on n'est point parfait en tous les genres, ou que l'on n'est pas heureux tous les jours.

Le présent volume comprend la deuxième série des articles de critique: il est curieux d'y voir M. Lemaître exercer sa sagacité et parfois sa malice sur des talents d'ordres bien différents. A côté d'un éloge de Leconte de Lisle, dans lequel il explique en initié les mystères de la poésie quasi-allégorique des temps barbares ou des contrées sauvages, il place une analyse de l'éloquence du P. Monsabré; et le plus curieux, c'est qu'en touchant à un sujet religieux, M. Jules Lemaître parle de ce qui ne lui est pas étranger: ce qui n'est pas toujours le cas des critiques. Celui-ci possède une érudition de première main et, sans le donner pour théologien, nous nous souvenons lui avoir vu étudier l'Imitation de Jésus-Christ dans une conférence qui dénotait tout au moins une curiosité d'es

prit incessamment en quête d'occupation nouvelle. Il nous avertit ici qu'il y a encore des prédicateurs qui valent la peine d'être entendus. Ce que l'on peut regretter, c'est que M. Lemaître n'ait pas, comme il le déclare, suffisamment entendu le P. Monsabré pour définir son talent avec une entière sécurité, et que par suite son appréciation se termine par un point de suspension.

A propos de M. Deschanel et de ses leçons sur le romantisme de Racine, M. Lemaître se révèle adroit taquin non moins qu'ingénieux dialecticien, et, tout en concédant beaucoup à la critique du professeur du Collège de France, il trouve des façons délicatement perfides de lui contester davantage.

En habile homme, M. Jules Lemaître n'a garde de passer auprès d'une femme du monde qui écrit sans lui tirer son chapeau et une salve de sa bonne plume pétillante. La comtesse Diane ayant réuni ses maximes, le critique de la Revue bleue s'y arrête et fait tomber toute sa sévérité sur le genre et pleuvoir ses compliments sur la comtesse; compliments d'autant plus flatteurs qu'ils sont piquants: ils entrent mieux et vont plus loin.

Ce qui n'est pas un mince amusement de lettré curieux, c'est de regarder M. Jules Lemaître déshabiller M. Sarcey. Ah! compère, compère! Ce petit article pourrait s'intituler Entre augures; n'oublions pas d'abord que tous deux sont de la confrérie de la rue d'Ulm; ils doivent, par conséquent, se trouver l'un à l'autre de par la tradition d'une supériorité inattaquable sur tout ce qui n'est pas normalien. M. Lemaître devait de l'encens à son ancien. Il lui en a brûlé en petits grains, et dans une cassolette ciselée, encore ! Mais, tout en embaumant son devancier qu'il consi dère comme un maître, il ne se prive pas de le piquer à petits coups d'épingle, tout simplement pour le tenir éveillé. Et c'est ainsi que le critique de la Revue bleue démontre que le critique du Temps et le chroniqueur de l'ancien XIX Siècle « n'est point lourd, qu'il a presque toujours de l'esprit, et du meilleur; que Sarcey, c'est du xvIe siècle un peu épaissi, si vous voulez, mais non toujours..., c'est franc, c'est copieux, c'est appuyé ».

Mais la malice est justement de défendre M. Sarcey des défauts contraires à ces qualités. Car pourquoi M. Lemaître s'étend-il dans cette défense et dans cette démonstration? C'est que, à son regret, il le constate, certains ne veulent pas admettre que l'esprit de Sarcey soit toujours fin ou vif, que son style soit aussi rapide et léger que celui de Voltaire, dont Sarcey, nous dit M. Lemaître, est nourri et nourrit sa prose. Au demeurant, il est certain que M. Jules Lemaître a donné à sa critique une forme très personnelle, brillante, pimpante, même hardie et parfois un peu gamine, mais toujours instructive et jamais ennuyeuse.

PZ.

Souvenirs d'une enfant pauvre, par Rose ROMAIN. Paris, F. Fetscherin et Chuit, 1886. Un vol. in-18.

Un humble fonctionnaire dans une petite ville, mort avant d'avoir droit à sa retraite, a laissé sa

femme et ses deux enfants sans ressources. Les misères du pauvre ménage; les efforts désespérés pour gagner de quoi vivre misérables; la pitié dédaigneuse ou l'indifférence calleuse des anciens amis; la sympathie et l'aide trouvées au-dessous de soi chez les pauvres gens, les ouvrières, les femmes de journées ; la pauvreté de plus en plus noire; la vente des quelques meubles qui restent et le départ pour une ville nouvelle où l'on espère être plus heureux, telle est l'histoire simple et touchante que l'auteur de ce petit livre nous raconte avec l'accent d'un témoin et d'un acteur.

Le style est bien féminin, coupé d'exclamations, de ah!, de hélas!, et parfois manifestant une ignorance de la valeur des mots qui n'est pas sans un certain charme, comme dans cette phrase: « Les plus riches créanciers sont les plus pressés; ils veulent la quittance de ce qui leur est dû, sur l'heure, à l'instant, sans retard. » Je note aussi un provincialisme que j'ai souvent entendu dans le nord, et qui vaudrait d'être repris par la langue générale: Ces dames avisent toujours à gauche quand je regarde à droite. >>

Le volume est bien imprimé, sur un beau papier fort; mais s'il est mis en vente avec la couverture dont est revêtu l'exemplaire que j'ai sous les yeux, il n'aura rien d'attrayant dans l'aspect. On dirait un de ces volumes déreliés, au dos desquels le bouquiniste colle une enveloppe en papier d'épicier avant de les jeter dans la boîte à quatre sous.

B.-H. G

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Il est assez hardi de toucher à don Juan, après Molière, aprės Musset; c'est presque de l'outrecuidance de prétendre ajouter un trait nouveau à cette figure, ou seulement encore marquer un des traits essentiels qui la caractérisent. M. Armand Hagem a su se mettre à l'abri de cette critique, en déclarant simplement qu'il n'a voulu que manifester par une œuvre en action ce qu'il a déjà spirituellement exposé dans une œuvre d'analyse, c'est-à-dire la façon dont il interprète le personnage, éternel objet des remarques et des discussions des commentateurs. Commenter don Juan en le mettant en scène, c'est une façon originale de critique, car qu'il ait fait œuvre de dramaturge, M. Hagem ne l'a pas pensé un instant. Il n'y a pas d'action dans son drame, il n'y a que des actions de don Juan, qu'il aurait pu multiplier et varier indéfiniment, si don Juan lui-même ne se lassait de séduire et d'abandonner. La réapparition au quatrième acte de dona Sahel, la première trompée, qui remplace la statue du commandeur et apporte le châtiment sous la forme d'un coup de poignard, ne peut assurément suffire de lien dramatique à ces tableaux juxtaposés.

L'intention de M. Armand Hagem n'était point évidemment de composer un drame pour la scène. Il ne faut pas considérer comme un défaut dans son ouvrage l'insuffisance théâtrale. Il a voulu mettre à nu

l'âme de don Juan, expliquer (dans le sens vieux et excellent du mot) les tendances idéales, la soif inassouvie d'un amour absolument parfait, qui tourmente le terrible séducteur, cet insatiable chercheur d'impossible. La corruption de don Juan d'Annana, sa sensualité toujours en éveil, sa joie de corrompre, son indifférence après qu'il a joui, son dédain de la femme possédée, tout cela procède à la fois de son orgueil despotique et de son désir de volupté sublime, de fusion complète des âmes et des corps dans le même moment d'épanouissement de l'être. Désir irréalisé, désir irréalisable!

M. Armand Hagem fait dire par don Juan lui-même le secret de sa vie. « J'ai soif de l'impossible. Gagner une femme douce et crédule est pour moi un jeu d'enfant. Mais réduire une femme rebelle et insolente qui, sans doute, en aime un autre, qui pour s'en convaincre elle-même, car elle n'en est peut-être pas si convaincue, s'efforce de me hair, la plier sous ma loi dans le moment où quelque chose de criminel la sépare de moi, anéantir et jeter au vent toutes ses pudeurs révoltées, ses scrupules les mieux établis, dénouer d'une main audacieuse le drame intime de cette âme troublée comme les plis noueux de sa chevelure pour en faire un manteau de soie ou se dérober à sa honte dans un baiser de feu, voilà une entreprise digne de don Juan, et je la veux tenter sans retard. >>

Tel est le fond du caractère. La fin de la tirade est un pur galimatias, mais il n'est pas impossible que don Juan débite un pathos aussi embrouillé : il est un peu fou.

Plus loin, il jette à Rodrigo cette réplique non moins caractéristique:

<< Ne vois-tu pas que la vie ne vaut que par le péril de la perdre! Vivre tranquille idéal des brutes! >> Et, un instant après, il achève son portrait :

« ...

Cette femme même m'oubliera plus vite qu'il ne semblerait, et c'est un autre qui jouira des emportements où l'aura mise son abandon! Que ne puisje être à la fois moi-même et cet autre-là! »

Mais un tel débordement de désirs emporte nécessairement toute noblesse, toute délicatesse de sentiment et de pensée. Don Juan analyse et raisonne trop pour ne pas être vicieux; l'hypocrisie même, le plus bas des vices, il ne s'en garde pas.

Au dernier acte, il revient dans sa ville. Il en est parti depuis quinze ans. Il y trouve la punition vraie, celle qui doit être pour don Juan la pire de toutes, car elle le frappe dans ce qu'il a de plus cher, sa propre personne, ses moyens de séduction et de domination, et il n'y a pas de travail à étaler contre elle: il a vieilli! Ce n'est pas la vieillesse qui donne l'aspect vénérable; non, c'est le manque de jeunesse, les traits flétris, les membres alourdis, les yeux éraillés! Les filles ne le reconnaissent pas une génération nouvelle est en pleine fleur, et il ne jouira pas de cette jeunesse, de cette beauté, de cette fraîcheur. Les jeunes filles se moquent de lui, qui n'est plus jeune. Après cela, qu'importe le coup de poignard de dona Sahel! Il n'est pas un châtiment, mais un affran

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