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présente des avantages et des inconvénients. Son principal avantage, c'est que l'intérêt commun étant celui de tous, le peuple ne peut jamais s'en écarter que sous l'empire d'une erreur : par conséquent, si l'intérêt commun y est défendu sérieusement, même par une faible minorité, il triomphe nécessairement, parce que les intérêts privés, réduits au mensonge pour réussir, sont toujours faibles lorsqu'on les démasque. L'inconvénient de la démocratie, c'est que le peuple, qui choisit le gouvernement, est ignorant, léger, sans critique et sans mémoire, plus accessible aux sentiments qu'à la raison et, par conséquent, facile à tromper.

La démocratie, considérée comme forme sociale, repose sur le principe de l'égalité devant la loi, principe dont l'application conduit à réduire au strict nécessaire les attributions du gouvernement et à laisser aux citoyens la plus grande liberté possible. C'est le régime qui permet le mieux aux hommes d'augmenter en nombre et en qualité c'est le plus juste et le meilleur.

Il y a une autre manière de comprendre la démocratie comme forme sociale c'est celle qui consiste à considérer comme juste l'action du gouvernement dirigée vers l'égalité des conditions. L'idée sur laquelle repose cette opinion est chimérique l'action du gouvernement dirigée en ce sens ne peut conduire qu'à une série d'injustices, à l'affaiblissement moral et matériel du pouvoir, aux révolutions et à l'anarchie, à la ruine.

La fausse conception de la démocratie comme forme sociale est le danger permanent et toujours prochain des gouvernements démocratiques. Bien que l'observation de la justice soit l'intérêt commun des hommes, un petit nombre seulement le comprennent. La plupart sont volontiers injustes, inclinés à opprimer lorsqu'ils se croient les plus forts et à tolérer l'oppression dont ils ne souffrent pas. Or, là où le pouvoir législatif appartient au nombre, les multitudes s'imaginent facilement qu'étant des plus fortes elles peuvent gouverner dans ce qu'elles considèrent comme leurs intérêts privés. C'est une erreur politique née d'une erreur morale, que l'on rencontre trop fréquemment.

Une société démocratique peut exister avec un gouvernement monarchique, oligarchique ou mixte, tout comme avec un gouvernement démocratique : on peut même voir sous toutes les formes de gouvernement de la vraie et de la fausse démocratie, celle qui veut l'égalité devant la loi et la liberté, comme celle qui tend à l'égalité des conditions. Cette dernière est la plus favorable aux tyrans, comme on l'a vu dans l'ancienne Grèce, à Rome et ailleurs. La tyrannie est la forme de gouvernement auquel cette démocratie tend

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toujours et qui lui est propre, parce que c'est la forme de gouvernement qui permet, plus que toute autre, d'entreprendre contre la justice.

Les formes de gouvernement, considérées abstraitement, sont donc indifférentes, mais dans la pratique, elles ne le sont à aucun moment de l'histoire. Dans la réalité, en effet, chaque forme de gouvernement emporte avec elle ses doctrines, ses procédés, son personnel, choses auxquelles les peuples ne peuvent être indifférents, parce que ce sont justement celles qui déterminent le caractère bon ou mauvais du gouvernement. Ainsi, dans la France d'aujourd'hui, la forme républicaine emporte avec elle la liberté de la presse et de la parole, tandis que la forme monarchique exclut l'une et l'autre. Est-ce une conséquence de l'une et de l'autre forme de gouvernement? Pas du tout on pourrait avoir la liberté de la presse, de la parole, les réunions publiques, etc., avec la monarchie tout comme avec la République, si la monarchie pouvait être séparée du parti monarchique, de ses doctrines, de ses habitudes: mais cette séparation n'est pas possible en fait au temps présent. Or, c'est en vue du temps présent que les peuples pensent et agissent à chaque moment de leur existence, et il ne peut en être autrement. Les peuples ne délibèrent pas sur la forme de leurs gouvernements et sur les considérations abstraites qui s'y rattachent: ils élèvent et renversent ces gouvernements, suivant que ceux-ci leur inspirent de l'espérance ou de la répugnance, en souvenir des services rendus ou des dommages causés, d'après un jugement plus ou moins éclairé.

Si les principes que nous venons d'énoncer pénétraient dans l'opinion, on discuterait moins peut-être sur les formes de gouvernement et davantage sur le fond des choses, notamment sur les attributions respectives du gouvernement et des particuliers et sur les applications, encore trop insuffisantes, de l'égalité devant la loi : on saurait que vouloir plus que la justice pour les pauvres, c'est vouloir l'injustice et vouloir surtout contre l'intérêt des pauvres et de la civilisation.

COURCELLE-SENEUIL.

LA SANTÉ DES NATIONS

Revue des Euvres d'Edwin Chadwick, avec une dissertation biographique par B.-W. Richardson '. 2 vol. Londres, 1887.

Certains hommes, le nombre en est rare, semblent mettre autant de soin à éviter la renommée que d'autres en mettent à la suivre. S'agit-il d'une grande réforme qui s'est réalisée ? On sait les noms des hommes d'État qui l'ont appuyée, des orateurs qui ont pris la parole pour la soutenir dans le Parlement; on nommera les ministres qui étaient au pouvoir quand elle a été appliquée, mais celui qui en a eu l'initiative, qui l'a développée d'une façon anonyme dans la presse, qui a répondu aux objections, prévu les difficultés, trouvé les solutions, qui par persuasion personnelle a agi sur les hommes politiques influents, et leur a fait adopter sa manière de voir, celuilà n'est guère connu, s'il a aussi peu de souci de la popularité que M. Edwin Chadwick, « le pionnier de la science sanitaire moderne». Les spécialistes appréciaient bien ses principaux ouvrages; ils savaient qu'il avait fait partie de plusieurs comités d'enquête, qu'il avait présidé diverses sociétés savantes, et que chacun de ses discours présidentiels avait produit un certain effet, mais ce sera une véritable surprise pour eux et pour tous les lecteurs de la Santé des Nations de voir l'importance des services qu'il a rendus, la part considérable qu'il a eue dans les progrès qui se sont accomplis depuis un demi-siècle. M. le docteur Richardson a eu l'heureuse idée de nous faire connaître et l'homme et ses travaux. Il a réuni et résumé les principaux écrits de M. Chadwick, qu'il a fait précéder d'une notice biographique. Il nous met ainsi à même de juger le rôle qu'a joué M. Chadwick.

Nul n'était plus apte à cette tâche. Le docteur Richardson est l'auteur de remarquables travaux sur l'hygiène et il parle sur ces matières en pleine connaissance de cause. Son amitié pour M. Chadick date de plus de trente ans. Dès 1862, dans un article de la So

The Health of Nations. A Review of the Works of Edwin Chadwick, with a biographical dissertation by B. W. Richardson. In two volumes, Long mans, Green et Co. Londres, 1887.

cial science Review, M. Richardson, sans se douter qu'il serait un jour appelé à résoudre le problème, exposait la difficulté de l'historien qui aurait à définir l'action de M. Chadwick.

« L'historien saura bien que M. Chadwick a exercé une influence remarquable sur son temps et qu'il a amené de grands changements dans le système social, et pourtant une certaine obscurité enveloppe toute sa carrière. Il a agi, sans avoir l'air d'agir. A-t-il fait des lois? -Oui. Etait-il législateur? - Non; il n'a jamais siégé au Parlement. Il a contribué au progrès sanitaire ? Oui. -Non, au contraire; il n'avait guère de foi dans les médecins, et les regardait comme un fléau nécessaire dans le présent, tout en espérant qu'un jour on pourrait s'en passer. Il s'est occupé d'instruction, et il a introduit des modifications importantes dans le système d'instruction? Etait-ce un maître d'école ? Non, au con

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Etait il médecin ?

traire, les maîtres d'écoles en général ne l'aimaient guère et ce sentiment était probablement réciproque. Qu'était-il alors? Un orateur, un grand écrivain? -- Il n'était ni l'un ni l'autre. Il écrit simplement, et pourtant c'est parfois difficile à lire ; ici, il est trop diffus, là, trop précis. Il ne prend jamais la plume sans communiquer une nouvelle pensée, ou une leçon pratique, mais ses écrits, considérés au point de vue littéraire, n'ont jamais agi directement sur la foule. »

Voilà bien des négations; du côté positif, M. Richardson indique la qualité maîtresse, qui explique son succès. «Il possédait au plus haut degré le sens réel des choses. Dans toute réforme, il saisissait le côté pratique, il voyait ce que l'on pouvait supprimer sans danger, et ce qui pouvait servir de base à une structure nouvelle. En d'autres termes, c'est un réformateur radical sans aucune des tendances dangereuses du radicalisme. Les hommes d'État sentent en lui un guide sûr. Les problèmes qu'il soulève sont difficiles, les solutions paraissent hardies, et toutefois elles présentent des garanties de solidité. Comme le disait un homme politique à propos d'une question d'égout: attendons quelques mois, et Chadwick aura un projet qu'il fera accepter; il retombe toujours sur ses pieds.

« Quant à lui, si on lui demandait, comme on demandait au duc de Wellington, la faculté à laquelle il devait d'avoir gagné ses victoires, il donnerait la même réponse : le bon sens. » Mais ce bon sens est secondé par un don d'universalité, qui tient du prodige.

« Il s'occupe de construction et de bâtisse, comme s'il était architecte; on pourrait le prendre pour un ingénieur; à la façon dont il parle de maladie, il semble que ce soit un médecin, et quand il traite des questions administratives, que ce soit un administrateur; comme statisticien, il est toujours au premier rang. Par un singulier

hasard, bien qu'avocat par profession, c'est le côté légal de l'œuvre sanitaire sur lequel il s'étend le moins ».

Cette œuvre sanitaire présente un intérêt universel; les règles de l'hygiène publique, les mesures de salubrité ne s'adressent pas à un seul peuple; tous les peuples ont un égal avantange à les connaître et à les suivre: c'est ce que M. Richardson a fort bien exprimé en donnant au recueil le titre de Santé des Nations.

Ce trait caractéristique mérite tout particulièrement l'attention des économistes. M. Chadwick, d'ailleurs, a tous les droits à la sympathie des économistes: il n'a cessé de mettre en pratique leurs théories.

L'idée qui l'a guidé dans toutes ses recherches, qui a servi de base à tous ses travaux, est une idée éminemment économique: c'est la conviction que l'on peut augmenter la valeur de l'homme (au point de vue physique, intellectuel, moral), accroître la durée moyenne de l'existence, tout en la rendant plus agréable, et que pour y arriver il faut prévenir le mal. Son activité a été dirigée vers cette prévention du mal sous toutes ses formes, prévention du crime, du paupérisme, de la maladie. A côté de cette préoccupation maîtresse, ce qui distingue les écrits de M. Chadwick, c'est la recherche des faits; les expressions: « arriver aux antécédents, remonter aux sources » se retrouvent sans cesse ; ce qui les distingue encore, c'est l'absence de toute philanthropie de profession. A considérer le but qu'il a poursuivi, il n'y a pas d'œuvre plus humanitaire que la sienne, et pourtant il n'a aucune des prétentions du philanthrope ordinaire.

Le premier travail dans lequel M. Chadwick a développé ce qu'il appelle son <«< idée sanitaire » est un Essai sur l'Assurance viagère, qui parut en 1828 dans la Westminster Review.

Cet article avait été suggéré par une affirmation de l'agent d'assurance du gouvernement anglais, M. Morgan, qui avait déclaré devant un comité parlementaire que « malgré les progrès dans les conditions d'existence de la classe moyenne en Angleterre, la durée moyenne de la vie dans cette classe n'avait pas augmenté. »

M. Chadwick se mit à étudier les faits; il se livra à des calculs approfondis et arriva à une conclusion contraire à celle de M. Morgan: « que les chances d'existence de la classe moyenne avaient augmenté avec les progrès dans ses conditions d'existence ».

Le résultat de ses recherches venait confirmer sa conviction que le milieu exerce une influence considérable sur la santé et la vie des individus ; à mesure que le milieu devient plus favorable, une amélioration correspondante se produit dans la santé et la durée de la vie. Les conditions de l'existence peuvent être considérablement

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