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REVUE DE L'ACADÉMIE

DES

SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

(Du 16 mai au 15 août 1887).

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Le gouvernement anglais dans l'Inde. La fondation
Les classes agricoles du Maine.

Travaux divers.

Communications des savants étrangers.

La Faculté de droit sous la
Décès.

Restauration. L'organisation des Indes néerlandaises.

I

Une importante discussion s'est engagée au sein de l'Académie des sciences morales et politiques au sujet du Luxe. Cette question offre trop d'intérêt au point de vue économique pour que les diverses considérations mises en avant ne soient point résumées ici.

Le débat s'est élevé à l'occasion du rapport fait à la séance du 2 juillet par M. Baudrillart sur un ouvrage de M. de Laveleye, consacré au luxe. Le savant économiste belge parait condamner d'une façon absolue tout luxe; pour lui, il n'y a point à distinguer entre le luxe réputé légitime et le luxe exagéré; le luxe est une infraction à la morale aussi bien qu'aux règles de l'économie politique. M. Baudrillart a déclaré que s'il ne va pas jusqu'à ces limites extrêmes où l'on ne reconnaît comme légitime que l'existence sans besoins du sauvage ou la vie sans développement du patriarche, il incline cependant du côté de l'opinion émise par M. de Laveleye. M. Courcelle-Seneuil a fait immédiatement observer que l'on ne saurait à propos du luxe invoquer l'économie politique, car elle ne tend qu'à déterminer les lois et il ajoute que les règles sont l'affaire de la morale; c'est la morale que la question du luxe concerne.

M. F. Passy a constaté que cette question est à la fois morale et économique mais que, du reste, le mot luxe est très variable, n'indique aucune idée précise et peut fort bien être entendu de plusieurs manières.

A la séance du 6 août, M. P. Leroy-Beaulieu a lu un mémoire sur le luxe.

On a défini le luxe la magnificence, l'abondance de choses somptuaires; c'est une définition beaucoup trop étroite et il convient plutôt de dire que c'est la partie du superflu qui dépasse ce qui est généralement dans le pays considéré comme essentiel non seulement aux besoins de l'existence, mais même à l'agrément ou à la décence de la vie. Par conséquent c'est une chose variable, c'est une chose qui se déplace constamment à mesure qu'une population tend à s'enrichir et aussi à se policer.

Le progrès de l'industrie et le développement de la richesse générale ont petit à petit fait tomber dans l'usage commun une quantité d'objets qui précédemment étaient traités comme des objets de luxe: le sucre, le café, le vin dans les localités où la vigne ne peut être cultivée; dans un autre ordre d'idées les verres à vitres, les glaces, les rideaux, le linge de table, les tapis, les pendules et bon nombre d'objets d'habillement. Le luxe est donc un agent de progrès et il faut lui être reconnaissant de tout ce qui décore et embellit la vie; il ne faut pas le maudire d'autant plus qu'il n'est pas démontré qu'en l'absence de luxe la société serait mieux pourvue d'objets utiles. Sans nul doute, le goût du luxe peut être en lui même frivole et parfois le moraliste est en droit de le condamner, néanmoins il est juste de reconnaître qu'il sert souvent d'aiguillon. L'égalité des conditions arrêterait tout progrès dans une société et la ramènerait à une sorte de somnolence intellectuelle ainsi qu'aux privations d'ordre matériel que supportaient les populations des àges primitifs; des effets analogues résulteraient certainement de la suppression du luxe. Si la morale et la religion peuvent blåmer les excès du luxe, si elles doivent tendre à lui enlever le caractère insolent qu'il affecte quelquefois et à inculquer des sentiments plus nobles et plus désintéressés, jusqu'à ce qu'elles aient transformé la nature de la généralité des hommes on ne peut, sans commettre une erreur fondamentale au point de vue économique, vouloir supprimer le luxe.

Ces conclusions ont été combattues par M. Baudrillart; d'après lui les personnes qui se livrent à la recherche des découvertes et des inventions ne songent point seulement à la satisfaction de leurs jouissances luxueuses, elles ont des mobiles plus élevés. D'autre part, il ne saurait être question de proscrire le luxe. Mais ce qu'il faut condamner c'est le mauvais luxe qui pénètre la société d'un sensualisme exagéré, qui, par le besoin de paraître, pousse aux consommations improductives et destructives et qui, comme mobile dominant, est certainement funeste. Si quelquefois il permet d'établir des fortunes, le plus souvent il conduit à la ruine.

M. Ravaisson a fait observer que les historiens et les philosophes

de l'antiquité ont tous appris que le luxe a causé la ruine des empires mais que l'on n'a jamais vu périr une nation par l'excès contraire. Loin de proscrire le luxe, les anciens distinguaient entre le luxe public et le luxe privé et ils se bornaient à condamner celui qui ne servait qu'à la satisfaction d'un individu.

M. P. Leroy-Beaulieu a maintenu ses conclusions au point de vue économique. Il a fait remarquer que l'on ne saurait invoquer l'expérience historique, car si les peuples ont passé successivement par l'enfance, la jeunesse, la virilité et la vieillesse, on n'en connaît pas qui aient évité leur sort en revenant du luxe à la simplicité primitive. Les peuples les plus civilisés, ceux où le luxe est le plus développé, sont en train de conquérir partout les peuples primitifs et, dans l'antiquité, entre Sparte et Athènes, ce n'est pas la première qui a survécu.

A la séance du 13 août, M. Courcelle-Seneuil a communiqué une note sur la question qui se discutait.

D'après lui, le luxe doit être envisagé plus au point de vue moral qu'au point de vue économique; d'autre part le luxe est quelque chose de relatif, de changeant et de fuyant qui ne saurait être défini. On s'est demandé quelle influence le luxe exerçait sur la civilisation et l'ordre public; il serait préférable de se demander quel usage on doit faire des richesses. Malgré les doctrines des philosophes et des Pères de l'Église il faut savoir reconnaître que les richesses sont recherchées par l'homme; c'est une loi de la nature dont il ne paraît pas disposé à s'affranchir. Malheureusement lorsque le capital s'accumule d'une façon exagérée chez un peuple, la désorganisation est proche. L'histoire l'a démontré jusqu'à présent. A quoi faut-il attribuer ce phénomène ? Au mauvais usage de la richesse bien plus qu'à la richesse elle-même. Il importe donc que l'on apprenne à mieux se servir de la richesse. Les anciens enseignaient que les richesses sont une chose méprisable; ils pouvaient avoir raison à leur époque, puisque, à ce moment, la richesse ne provenait que de l'esclavage ou de pillages guerriers. Aujourd'hui il en est tout autrement. Si les richesses ne sont pas « tout le monde »>, ainsi qu'on l'a dit, elles sont une puissance très grande dont on peut user pour le bien ou pour le mal.

M. Baudrillart a répondu que les Pères de l'Église ont condamné non pas l'usage mais bien l'abus des richesses, le désir effréné de jouir et de paraître qui produit l'abaissement du caractère et au total plus de ruines que de progrès.

Après MM. Ravaisson et Levêque, qui ont contesté le caractère absolu qui a été donné aux enseignements des philosophes de l'an

tiquité, M. Anatole Leroy-Beaulieu a fait remarquer que les reproches adressés au luxe s'adressaient à la richesse clle-même, que si lesplaintes des philosophes et des Pères de l'Église sur l'abus qu'on peut en faire sont justifiées jusqu'à un certain point, il ne faudrait pas pousser les choses jusqu'à l'extrême et préconiser des théories qui aboutiraient, en somme, à ramener l'espèce humaine à la vie de nature. Bien certainement le luxe est trop souvent la manifestation irritante de l'inégalité des conditions, mais en empêchant l'accumulation de la fortune non dépensée il contribue aussi à diminuer cette inégalité.

M. Himly a relevé cette circonstance que l'histoire fournit des arguments aux deux opinions opposées, mais que les systèmes mis en présence ne sont pas inconciliables, car tous les deux reconnaissent que l'excès de luxe doit être proscrit; seulement ce qui est délicat c'est la fixation du point où commence cet excès.

Le débat a été clos sur une remarque de M. Block que la question a été traitée au point de vue de la morale et nullement au point de vue économique.

M. Barthélemy Saint-Hilaire a communiqué une notice sur le gouvernement des Anglais dans l'Inde à propos de publications dues à des fonctionnaires. Il a fait voir que ce que les indigènes demandent, c'est une part plus grande dans l'administration générale et locale; leurs prétentions sont, au surplus, justifiées par leurs lumières, par les services qu'ils ont déjà rendus et ceux qu'ils peuvent ultérieurement rendre. Les princes indigènes qui sont à la tête de souverainetés plus ou moins puissantes voudraient pouvoir se fédérer. Ces questions sont fort importantes et c'est au Parlement britannique qu'il appartient de décider à quelle date et dans quelle mesure la réforme pourra s'accomplir.

M. G. Moynier, correspondant de l'Académie, a transmis un très important mémoire sur la fondation de l'Etat indépendant du Congo.

L'État indépendant du Congo date d'un décret royal en date du 29 mai 1885 par lequel le roi des Belges, Léopold II, a proclamé l'existence de l'État placé sous son sceptre. Le 19 juillet de la même année ce décret a été communiqué à Banana aux représentants des maisons de commerce établies sur la rive droite du Congo ainsi qu'aux chefs indigènes; le mois suivant et à des dates ultérieures le roi des Belges a notifié aux puissances que les possessions de l'Association internationale du Congo forment désormais l'État indépendant du Congo, que le roi a pris, d'accord avec l'Association, le titre de souverain de l'État indépendant du Congo, mais que l'union entre

cet État et la Belgique est exclusivement personnelle. Cette Association internationale dont le rôle a été décisif a eu pour origine un comité d'études du haut Congo qui s'est constitué à Bruxelles le 25 novembre 1878 entre plusieurs personnes appartenant à des nationalités différentes sous les auspices et sur l'initiative du roi Léopold II dans le but de s'enquérir des conditions dans lesquelles des européens pourraient s'établir et trafiquer au Congo. C'était avec l'aide du souverain des Belges que Stanley avait exploré cette contrée; le 14 août 1879, il était arrivé à l'embouchure du Congo pour le remonter avec la mission de conquérir pacifiquement le pays, de le civiliser et de constituer des États au sein desquels les commerçants européens pourraient fraterniser avec les noirs; le 8 août 1883, Stanley faisait accepter à Léopoldville par les chefs et notables de 58 districts situés au sud et à l'ouest de Stanley-Pool une convention par laquelle ils se constituaient en confédération, en confiant au chef blanc de Léopold ville l'organisation de leur force armée collective. Actuellement le territoire du nouvel État est nominalement de 2.700.000 kilomètres carrés tout d'un tenant, c'est-à-dire environ la onzième partie de l'Afrique, plus de cinq fois l'étendue de la France. Le roi Léopold, ayant pris lui-même le titre de souverain de l'Etat indépendant du Congo, n'a pas eu à traiter au sujet des conditions de son pouvoir; il est donc bien un monarque absolu. Du reste il était difficile de donner une constitution à ces nègres de l'Afrique équatoriale. Mais vis-à-vis des puissances étrangères la souveraineté a été quelque peu restreinte par les conditions imposées par la convention internationale de Berlin du 26 février 1885; ainsi une commission internationale indépendante surveille les voies fluviales; sa mission est de décider des travaux nécessaires à la navigabilité, à fixer et à percevoir les droits de pilotage et de navigation, de nommer des agents et en cas de besoin de recourir aux bâtiments de guerre des puissances signataires de l'acte général; il est vrai que cette commission n'a pas encore été instituée. L'Association internationale avait concédé aux puissances étrangères la faculté d'étatablir au Congo des tribunaux consulaires et d'exercer sur les personnes et les biens de leurs sujets respectifs la juridiction civile et criminelle conformément aux lois de leur propre pays; mais cette prérogative doit prendre fin le jour où il aura été pourvu d'une façon sérieuse à l'administration de la justice envers les étrangers. Le souverain se servant pour tous les actes de son administration de la langue française, cette dernière est l'idiome officiel de plus de trente millions d'hommes; sans nul doute ils ne s'en servent point, mais ils seront bien obligés d'y recourir le jour où ils reconnaîtront 4 SÉRIE, T. Xxxix. 15 septembre 1887.

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