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sous la forme d'ordonnances du Prince, dans le droit moderne il se manifeste sous la forme de lois votées par les représentants de la nation; des ordonnances, qui s'appellent aujourd'hui des décrets, continuent bien à être rendues par le Chef de l'Etat, mais seulement pour l'exécution des lois; seule la loi est souveraine. La substitution de la loi, expression de la volonté nationale, à l'ordonnance, expression de la volonté individuelle du Chef de l'Etat, a constitué le phénomène le plus remarquable de l'évolution politique des sociétés depuis

cent ans.

Or le statut des fonctionnaires n'a pas connu cette évolution, il est resté soumis au régime des décrets, c'est-à-dire du bon plaisir. Eh bien, c'est là qu'est le nœud de la question. L'évolution qui s'est produite dans les rapports du pouvoir social avec le citoyen, il faut qu'elle se produise aussi dans ses rapports avec les fonctionnaires; la loi doit remplacer le décret. Qu'un jour la loi elle-même fasse place à un autre organisme, c'est possible, elle n'en aura pas moins été une étape, et des plus importantes, dans le développement des sociétés humaines. Cette étape nous demandons que l'organisation des services publics la fasse à son tour. Au lieu de chercher au fonctionnarisme des remèdes plus ou moins aventurés, servons-nous donc de celui, si simple et si efficace, que nous avons sous la main : la loi.

De même que si nous examinions la question au point de vue juridique, nous verrions que la condition du fonctionnaire ne peut sortir du domaine de l'arbitraire pour entrer dans celui du droit que si sa condition professionnelle est réglée par la loi (1), de même, au point de vue politique, nous sommes amené à conclure que seule pour l'instant peut nous faire sortir de l'anarchie administrative une loi qui défende les fonctions publiques contre l'arbitraire du pouvoir, contre les exigences des seigneurs de la politique, contre les marchandages électoraux, contre les tripoteurs et contre les mendiants, bref contre tous ceux qui les exploitent. Et si quelque chose

(1) Cf. notre étude sur «< la condition juridique du fonctionnaire », Revue d'administration, février 1907.

REVUE DU DROIT PUBLIC, T. XXIV

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est fait pour étonner, c'est bien que dans un pays où tout est soumis à l'empire de la loi, elle ignore précisément ce qui, semble-t-il, aurait du être un des premiers objets de sa sollicitude l'organisation du personnel des services publics. Ce qu'il faut réclamer c'est donc une loi sur l'état des fonctionnaires. La protection que l'employé privé trouve dans la liberté syndicale, le fonctionnaire la trouvera dans son statut légal qui, fixant les conditions auxquelles on entre dans le service public, on y avance et on en sort, sera sa charte professionnelle.

Dira-t-on que les membres du Parlement ne feront jamais une loi dont le premier effet serait de leur enlever la possibilité d'intervenir dans les nominations en faveur de leurs protégés ? C'est qu'ils auraient une singulière conception de leur rôle. Les députés sont institués non pour rançonner les services publics au profit de leurs parents, de leurs amis, de leurs compatriotes ou de leurs courtiers, mais pour s'occuper des intérêts du pays, non pour demander des faveurs aux Ministres, mais pour les contrôler, non pour courir les antichambres, mais pour travailler dans les commissions ; bref le gouvernement doit gouverner non pour eux, mais par eux. Fixer les conditions d'accès des emplois, tracer les droits et obligations réciproques de l'autorité qui y nomme et du fonctionnaire qui les occupe, leur rappeler qu'au-dessus d'eux et de leurs intérêts particuliers il y a la nation dans l'intérêt exclusif de laquelle les emplois existent, voilà leur prérogative. Mais s'ils préfèrent laisser l'administration sans lois pour conserver le privilège d'y régner par la faveur ou l'intimidation et se livrer au maquignonnage des places, ils n'exercent plus leur mandat, ils en trafiquent.

Dira-t-on que le Gouvernement voudra encore moins d'une loi qui le priverait, lui aussi, de la faculté de disposer des emplois au mieux de ses intérêts ? S'il se trouvait un Gouvernement assez naïf pour croire qu'il augmente sa popularité en accordant des faveurs, c'est qu'il aurait une piètre connaissance des hommes. Comme je ne sais plus quel souverain il peut être assuré, quand il donne une place, de faire quarante-neuf jaloux et un ingrat. D'ailleurs de quel droit le Gouvernement disposerait-il des places pour soigner sa popularité ? « Pré

«tendre, dit Vivien dans ses Etudes administratives, que le « droit de nommer aux emplois a été attribué à la Couronne pour étendre son patronage et grandir son autorité, c'est contredire l'esprit de la Révolution qui repousse les privilèges, exclut la faveur et consacre les droits du travail et de «la capacité ».

Dira-t-on que le mal est dans les mœurs et qu'une loi sera impuissante à corriger les mœurs? Supposons cependant cette loi votée. Aux termes de la récente jurisprudence du Conseil d'Etat, tout fonctionnaire peut se pourvoir en Conseil d'Etat contre toute violation des règles organiques du corps auquel il appartient. Comment soutenir dans ces conditions que la loi serait impuissante puisqu'il suffirait, au cas où elle serait violée, qu'un seul fonctionnaire attaquât la mesure illégale pour la faire juridictionnellement rapporter !

Dira-t-on, dans un autre ordre d'idées, que régler par la loi les conditions d'occupation des fonctions publiques sera entraver dans certains cas l'action du gouvernement sur les fonctionnaires qui, abrités derrière leur charte, tendront à constituer dans l'Etat une sorte de quatrième pouvoir ?

Il faut bien s'entendre. Demander une loi sur l'état des fonctionnaires, ce n'est pas demander qu'on les rende inviolables, au contraire. L'état d'une personne, c'est à la fois ses droits et ses obligations. L'état d'un fonctionnaire ne lui conférera pas seulement des droits à sa fonction, mais déterminera aussi ses obligations envers cette fonction. Le législateur pourra à cet égard prendre telles sûretés qu'il jugera utiles. Ce n'est pas dans l'intérêt des fonctionnaires que nous voulons voir fixer leur condition par la loi, mais dans l'intérêt du pays. Que voyons-nous aujourd'hui ? les corps de fonctionnaires organisés par leurs chefs d'après des règles et suivant des usages ignorés du Parlement et qui les rendent indépendants. du pays. Que souhaitons-nous ? de voir ces règles fixées par les représentants de la nation. Est-ce rêver de privilèges pour la bureaucratie que de vouloir la soumettre à l'empire de

la loi ?

Dira-t-on enfin que, si une loi de ce genre est en effet désirable en principe, elle ne saurait en tous cas s'appliquer aux

fonctionnaires dits politiques qui, devant refléter constamment et exactement la pensée des hommes qui sont au Gouvernement, doivent pouvoir être nommés et révoqués à leur guise et ne sont par suite pas susceptibles de posséder un état légal ?

L'objection, pour être classique et docilement acceptée par presque tout le monde, est cependant loin d'être péremptoire. Prenons par exemple l'administration préfectorale, qui est le type des administrations dites politiques. Si on ouvre l'annuaire du corps, on constate que les mêmes sous-préfets et préfets ont servi imperturbablement des politiques très différentes, qu'ils restent pendant que les cabinets passent; s'il y en a qui quittent la carrière, c'est pour occuper d'autres situations dans l'administration publique; bref ils sont des fonctionnaires professionnels comme les autres.

S'il en est ainsi, que devient cette convention que les services dits politiques sont réfractaires à une organisation légale? Puisqu'on peut y passer toute une vie, où est la raison de les laisser sans conditions d'admission, sans règles de promotion? En quoi un fonctionnaire entré dans l'administration préfectorale à la suite d'épreuves publiques serait-il moins fidèle exécuteur des ordres d'un gouvernement qu'un fonctionnaire entré dans cette administration par la faveur non pas même de ce gouvernement, mais d'un gouvernement précédent? n'offrirait-il pas au contraire cette supériorité que, n'étant pas la créature de tel ou tel personnage, l'homme de tel ou tel clan, il pourrait servir avec une égale dignité et une égale loyauté les diverses politiques qu'il plaît au pays d'adopter et ne serait pas, comme l'autre, réduit au rôle de perpétuel transfuge?

La vérité est qu'un fonctionnaire n'est politique que s'il est élu ou s'il tombe nécessairement avec le ministre qui l'a nommé ; hors de là, que ses attributions touchent ou non à la politique, il rentre dans la catégorie des fonctionnaires professionnels, c'est-à-dire de ceux qui peuvent et doivent avoir un état.

De quelque côté qu'on envisage la question, il apparaît donc qu'une loi sur l'organisation des personnels publics ne soulève aucune objection sérieuse, aucune appréhension justifiée, ne

lèse aucun intérêt légitime. Par contre il n'y a pas une des difficultés de la situation présente à laquelle elle ne puisse faire face.

On veut rétablir la sincérité de nos institutions, faussées par l'ingérence individuelle des membres du Parlement dans le choix des fonctionnaires, la moralité du régime, compromis par un favoritisme renouvelé des gouvernements déchus, le bon renom de l'administration, discréditée par la manière dont le public voit qu'on y fait son chemin. Le jour où des conditions légales devront être remplies pour être nommé à une fonction, c'est à ces conditions, et à ces conditions seules, qu'on pourra être nommé; tous ces abus cesseront du même coup.

On veut refaire la carte administrative de la France, simplifier les rouages, diminuer le nombre des fonctionnaires mais augmenter à la fois leur responsabilité, leur travail et leurs traitements. Mais ces réformes exigent un personnel régénéré, possédant la capacité d'exécution voulue, animé de cette volonté de progrès et de cette conscience professionnelle qui doivent être pour le fonctionnaire ce qu'est l'aiguillon de la concurrence dans le monde des affaires. Il faut donc introduire législativement dans les services de nouvelles méthodes de recrutement, d'avancement et de discipline, qui ne laisseront entrer dans les carrières que des hommes éprouvés, passeront les meilleurs au premier rang, donneront à l'autorité le moyen d'obtenir de tous le scrupuleux accomplissement de leurs devoirs.

On veut une administration impartiale, qui soit «< la chose de tous et non pas de quelques-uns », comme le réclamait un jour M. Viviani aux applaudissements de la Chambre qui s'associait à cette déclaration à l'unanimité des votants (1). La loi, en réglant les formes des nominations, des révocations, des mises à la retraite d'office, protégera les fonctionnaires contre les appétits et les rancunes des politiciens, affirmera qu'ils doivent s'attacher à leurs fonctions, non aux personnes, que la République leur demande du loyalisme, non du servilisme.

(1) Séance du 16 décembre 1898.

« EelmineJätka »