Page images
PDF
EPUB

contre la logique : nous l'avouons. Elle a cependant une qualité qui n'est pas négligeable lorsqu'il s'agit d'une théorie politique: elle correspond à la réalité. La pure logique ne règne pas en souveraine maîtresse sur les actes humains; le publiciste n'a pas le droit de construire des théories avec les données de son cerveau; il doit d'abord systématiser les faits positifs, sauf ensuite à les approuver ou à les regretter. Or en fait, dans tous les pays, tous les gouvernements se sont considérés comme autorisés à s'abstenir d'appliquer certaines lois, soit que l'application leur en parût désavantageuse dans une espèce déterminée, soit qu'ils estimassent que les circonstances qui avaient motivé le vote de la loi n'existaient plus et que, par conséquent, la loi n'avait plus sa raison d'être.

Mais alors, va-t-on dire, c'est l'abrogation de la loi par le pouvoir exécutif? Certes, nous ne contestons pas le danger de cette pratique, si on venait à l'ériger en théorie trop absolue; mais nous disons qu'il y aurait un danger au moins égal à exiger du gouvernement l'application mécanique de la loi ; ajoutons enfin que le régime parlementaire atténue ce que cette pratique pourrait avoir de trop dangereux.

Le pouvoir de fait du gouvernement de régler l'application de la loi et d'aller même jusqu'à la suspendre résulte pratiquement des principes de l'organisation judiciaire et notamment des deux suivants : 1. Un tribunal ne peut se saisir d'office de la connaissance d'une violation de la loi (1).

2o Les fonctionnaires du ministère public, seuls compétents pour exercer l'action publique, c'est-à-dire pour demander à un tribunal d'appliquer à une loi la sanction pénale, sont dans la main du gouvernement. Le ministère public, dans tout un pays, forme un eorps distinct de l'autorité judiciaire, et soumis au principe de l'unité hiérarchique; la hiérarchie aboutit au ministre de la justice. A titre de représentant du gouvernement, ce ministre communique l'unité à l'application de la loi en réglant par des ordres de service, circulaires ou instructions dans des espèces déterminées, l'exercice de l'action publique. Chaque officier du ministère public a sur ceux qui sont placés au-dessous de lui une autorité disciplinaire et un droit de comLe garde des sceaux est armé sur tous d'un pouvoir absolu de discipline. Ce pouvoir a pour sanction très énergique le changement de résidence et la révocation (2).

mandement.

(1) Il faut cependant faire une réserve pour le système des Writs qui fonctionne en Angleterre et dans les pays qui, comme les Etats-Unis, ont hérité des traditions anglaises, Cf. Dicey, loc. cit., p. 190.

(2) Garraud, Précis de droit criminel, n. 345 ets. On sait l'exception qui fut

Sans doute, il est nécessaire d'affirmer que l'action du ministère public doit se conformer au principe de légalité : le ministère public a le devoir de poursuivre tous les actes punissables, pourvu qu'il y ait des présomptions suffisantes sans se préoccuper de considérations d'opportunité ou d'ordre politique. C'est ce principe que proclame notamment le § 152, al. 2 du Code de procédure criminelle de l'empire allemand. Mais les §§ 147 et 148 de la loi sur l'organisation judiciaire apportent formellement à ce principe cette exception, qui est sous-entendue dans les autres législations, que le ministère public est obligé de se conformer même à un ordre de son supérieur ou de l'administration judiciaire lui prescrivant de ne pas porter une plainte fondée (1).

:

Cet ordre donné au ministère public de s'abstenir doit être rapproché du droit de grâce et du droit d'abolition. Par l'exercice de ces droits, le gouvernement enlève en effet à la loi une partie de sa force exécutoire par le droit de grâce, en décidant qu'un jugement ne sera pas exécuté dans son intégralité; par l'abolition, qui existe dans l'empire allemand (2), en décidant d'une façon formelle qu'un coupable ne sera pas poursuivi. Mais l'exercice de ces droits est moins grave que l'ordre de service donné au ministère public, d'abord parce qu'il suppose des formes, une publicité, qui constituent des garanties, et ensuite parce qu'en somme l'exercice de ces droits reconnaît le caractêre exécutoire et la vigueur des lois, puisqu'elle y apporte formellement, avec les garanties légales, des exceptions prévues et autorisées par la constitution ou les lois. - Ajoutons que la grâce qui peut être accordée par le gouvernement, tout au moins dans notre droit est une mesure essentiellement individuelle, et qu'en dispensant de l'exécution matérielle de la peine, elle laisse subsister la flétrissure du jugement, et les peines accessoires. Au contraire, l'ordre de service peut être secret, il peut être général, s'appliquer à toute une catégorie d'infractions et enle

portée à ces principes ordinaires de l'organisation judiciaire par les lois des 16-24 août 1790 et 16-29 sept. 1791 : le commissaire du roi, seul agent du roi près les tribunaux, n'avait de pouvoirs qu'en matière civile, et, de plus, il était inamovible; quant à l'accusateur public, seul compétent pour exercer l'action publique, il était élu. Mais l'on sait aussi que l'Assemblée constituante s'était donné pour mission de désarticuler le pouvoir royal. Faustin Adolphe Hélie, Les Constitutions de la France, pp. 146 et 307. Cf. Laband, Le droit public de l'empire allemand, éd. fr. Boucard et Jèze, t. IV, p. 284.

(1) Laband, loc. cit., (2) ibid., p. 359.

P. 284.

REVUE DU DROIT PUBLIC.

T. XXV

21

ver ainsi une loi, sans que les citoyens en soient prévenus par un acte public, de toute sa force exécutoire (1).

Que le gouvernement use en fait de son pouvoir sur les fonctionnaires du ministère public pour suspendre, relativement à une infrac tion déterminée ou à une catégorie d'infractions, l'application de la loi, c'est ce qu'il est facile de montrer par quelques exemples.

Interrogeons d'abord la pratique de la métropole de l'église constitutionnelle universelle : ici nous n'avons que l'embarras du choix. Pendant plus de cent ans, de 1727 à 1828, le gouvernement anglais s'est abstenu de poursuivre l'application de la loi qui frappait de pénalités sévères les dissidents qui auraient accepté des fonctions municipales sans s'être rendus éligibles à ces fonctions par une communion reçue selon les rites de l'Eglise anglicane. Cependant, cette loi était considérée comme toujours en vigueur, et cela ressort suffisamment de ce fait que, pendant tout ce siècle, presque annuellement, un act of indemnity était voté qui dispensait les dissidents des pénalités qu'ils avaient encourues et qui, par conséquent,approuvait implicitement le gouvernement de n'avoir pas demandé aux tribunaux l'application de la loi (2).

Pour l'empire allemand, Laband parle, comme d'une institution fonctionnant régulièrement, de l'ordre de service donné par le chef de l'administration judiciaire ou par le procureur général de l'Empire de ne pas porter une certaine accusation. Un ordre de service de ce genre peut porter sur des catégories entières d'actes criminels et avoir le même effet qu'une amnistie : par ce moyen, le gouvernement adapte les lois aux mœurs, ou annule les lois qui ne sont plus conformes aux mœurs : « C'est ainsi par exemple qu'on recommande souvent aux

(1) Il est hors de doute cependant que l'emploi systématique du droit de grâce peut équivaloir à la suspension d'une loi. M. Grévy était adversaire de la peine de mort qu'admettait cependant le Code pénal: pendant sa présidence, l'article 12 de ce Code a été suspendu.

Le gouvernement peut donc modifier la loi en renonçant systématiquement à une prérogative qu'elle lui reconnaît. M. Clémenceau avait, en qualité de sénateur, déposé une proposition de loi sur la liberté indivi duelle qui comportait l'abrogation de l'art. 10 du code d'instruction criminelle Journal officiel, doc. parl., Sén., sess. extr. 1904, p. 55). Arrivé au pouvoir, pour des motifs que nous n'avons pas à rechercher ici, M. Clémenceau ne croit pas devoir transformer sa proposition en projet. Mais par une circulaire du 4 août 1906, il suspend en fait l'application de cet article en ordonnant aux préfets de n'en jamais user sans en avoir référé au préalable au ministre de l'intérieur.

(2) Dicey, loc. cit., p. 44.

ministères publics, lorsqu'une nouvelle loi a été introduite, de s'abstetenir, au début, de poursuites criminelles jusqu'à ce que la loi soit passée dans les mœurs. De même, il peut se faire que, sur l'ordre ou avec l'approbation de l'administration judiciaire, on ne poursuive pas des actes contraires à des lois tombées en désuétude et ne répondant plus à nos mœurs actuelles » (1).

En France, les gouvernements se sont toujours considérés comme ayant droit à une large liberté pour savoir si oui ou non la loi serait appliquée.

Ils ont laissé dormir jusqu'à 1880 les lois contre les congrégations; puis tout d'un coup, en 1880, elles ont été appliquées. — La loi du 1er juillet 1901 a abrogé les art. 231 et suivants du Code pénal prohibant les associations de plus de vingt personnes, mais ces articles n'étaient appliqués en fait que d'une façon tout à fait intermittente : la Ligue des patriotes aussi bien que la Ligue des droits de l'homme étaient, au moment où elles furent fondées, illégales cependant le gouvernement aima mieux les ignorer que les poursuivre. Jusqu'à la loi du 31 mars 1907, toutes les réunions publiques, même les réunions électorales, devaient être précédées d'une déclaration : et le gouvernement, lorsqu'il proposait de supprimer cette déclaration préalable, faisait valoir cet argument que ses prédécesseurs et lui-même n'avaient pas tenu la main à l'observation de cette règle parce qu'ils l'estimaient peu en harmonie avec les mœurs de la liberté : « Nous devons d'ailleurs constater que, dans la pratique, l'autorité publique est loin d'avoir tenu rigoureusement la main à l'observation de cette formalité qui se conciliait mal avec les mœurs de la liberté; elle a apporté dans l'application des prescriptions légales la plus large tolérance et elle a même été parfois jusqu'à les laisser sommeiller, notamment en matière de réunions électorales » (2).

Que, par un hiver très rigoureux, l'administration invite les gardeforestiers à fermer les yeux sur le ramassage cependant interdit du bois mort dans les forêts de l'Etat, qui pourrait lui en contester le droit ? Qui voudrait soutenir, d'autre part, que le gouvernement est obligé de poursuivre tous les délits contre la chose publique commis par la voie de la presse ?

Ne faut-il pas le laisser libre d'apprécier dans chaque espèce si l'intérêt public n'exige pas que le délit soit ignoré, plutôt que de faire à

(1) Droit public de l'Emp. all., t. III, p. 386.

(2) Exposé des motifs du projet de loi sur les réunions déposé à la séance du 22 janvier 1907.

l'auteur de ce délit une fructueuse réclame en lui permettant de faire du banc de la cour d'assises une tribune retentissante et du jury un auditoire indulgent sinon complaisant ? Est-ce que le gouvernement est juridiquement tenu de conférer l'auréole du martyre à tous les partisans de doctrines antisociales ou anarchiques qui provoquent et qui recherchent précisément les poursuites en commettant des délits prévus et punis par la loi ?

Lorsqu'un tribunal a prononcé une peine, le gouvernement n'a juridiquement le choix qu'entre deux alternatives: ou bien grâcier le prévenu, ou bien faire exécuter la condamnation. Il est cependant des cas où la grâce serait une indulgence excessive et où cependant l'exécution de la condamnation heurterait l'opinion publique. M. de Lesseps fut condamné à la suite de l'affaire du Panama; il ne fut pas grâcié; personne cependant ne réclama l'exécution de la condamnation. Le gouvernement estima qu'il était suffisamment puni, par le fait seul de la condamnation et que l'accomplissement de la peine aurait été superflu. - Il y a trois ans que M. Enrico Ferri, professeur à la faculté de droit de Bologne, membre de la Chambre des députés italienne, a été condamné à quatorze mois de réclusion à suite de sa campagne contre l'amiral Bettolo et les gaspillages de l'administration de la marine. Le gouvernement ne l'a pas grâcié parce que, parla grâce, il aurait paru reconnaître officiellement la vérité des allégations diffamatoires contre l'amiral Bettolo; mais il n'a pas non plus fait exécuter le jugement, parce que l'enquête a démontré que Ferri n'avait pas eu absolument tort dans sa campagne (1).

Pour résumer et pour conclure, nous disons que l'obligation du gouvernement d'appliquer la loi n'est pas du tout de même nature que celle du juge; il doit examiner dans chaque hypothèse s'il y a plus d'inconvénients à laisser violer la loi qu'à la faire appliquer. Les besoins de la vie d'un Etat sont beaucoup trop variés, beaucoup trop complexes pour qu'il puisse y être donné satisfaction par des mesures rigoureusement prévues et réglées à l'avance. C'est la tâche du gouvernement d'examiner comment, dans quelle mesure, avec quels tempéraments la loi doit être appliquée; l'art de gouverner exigera même parfois que la loi ne soit pas appliquée du tout.

Nous reconnaissons qu'il n'est pas facile de donner de cette faculté que le gouvernement possède en fait et qui lui est nécessaire une justification strictement juridique. Mais nous devons reconnaître

[blocks in formation]
« EelmineJätka »