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<< Par opposition aux « exceptions » de l'article 3, qui ont un caractère législatif et général pour tout le territoire, visent exclusivement les industries énumérées sous 11 numéros, avec le droit pour le gouvernement d'en allonger la liste ultérieurement par voie de règlement d'administration publique, et sont applicables de plein droit, sans qu'il y ait lieu à la délivrance d'aucune autorisation, les « dérogations » prévues par l'article 2 ont un caractère local et individuel, ne sont pas limitées à des industries désignées par la loi, et ne peuvent être obtenues que par des autorisations délivrées par le préfet, sous le contrôle juridique du Conseil d'Etat. Nous ne nous attachons ici qu'au caractère individuel de la dérogation: il résulte formellement du texte même de la loi et de l'expression « un établissement » employé dans les articles 2 et 8; le rapporteur a expliqué qu'il s'agissait de cas ou d'exceptions d'espèces (séance du 3 avril 1906), et le ministre du commerce s'exprimait ainsi le 12 juin 1906: « Il existe des dérogations d'espèces, que nous avons appelées dérogations individuelles ». L'autorité qui statue sur la dérogation doit donc examiner individuellement la situation de l'établissement demandeur.

« Ce caractère individuel de la dérogation aurait pu avoir des conséquences fàcheuses s'il n'avait pas été corrigé par le droit accordé par la loi à tout établissement similaire d'obtenir la même dérogation (art. 8). L'extension de la dérogation aux établissements similaires peut présenter certaines difficultés et a donné lieu au Sénat à diverses objections; mais le Sénat a tenu à l'insérer dans la loi, afin de donner aux industriels toute garantie contre la crainte d'abus, d'inégalités, d'arbitraire, d'atteinte à la libre concurrence, que le caractère individuel de la dérogation pouvait par lui-même évoquer (séance du 12 juin 1906). Mais il fut bien entendu, notamment par le rejet d'un amendement de M. Delahaye, que l'extension aux établissements similaires ne se ferait pas de plein droit, mais donnerait lieu comme toujours à une autorisation individuelle. En même temps, la loi a ainsi posé la triple condition à laquelle est soumis le droit de l'industriel à l'obtention de l'extension de l'article 8: il faut que son établissement soit dans la même ville, qu'il fasse le même genre d'affaires et qu'il s'adresse à la même clientèle.

«Par suite de cette assimilation faite par l'article 8, la dérogation aura souvent en fait, quoique délivrée individuellement, un caractère de groupe, s'étendra à une collectivité, dans le cas où les raisons d'accorder la dérogation seront, en fait, les mêmes pour ce groupe ou cette collectivité : c'est ainsi que les dérogations pour une industrie pourront intéresser, par exemple, dans certains cas tout un quartier, dans d'autres toute la périphérie ou les faubourgs par opposition au centre (exemples donnés par le rapporteur au Sénat le 3 avril 1906, et par le ministre le 12 juin 1906); il a même été indiqué qu'elles pourraient viser, dans des hypothèses spé

ciales, toute une ville et avoir même le caractère intermittent (exemple des villes d'eaux donné par le rapporteur et le ministre au Sénat, le 3 avril 1906). M. Le Chevallier, dans la même séance au Sénat, parlant dans le même sens, imaginait le cas d'une petite ville ayant six magasins d'un même commerce, dans lequel des circonstances particulières auraient motivé une dérogation à l'un de ces établissements; il expliquait que les cinq autres magasins n'ont pas nécessairement droit à la dérogation, mais que s'il se trouve qu'individuellement ils satisfont aux conditions de l'article 8, l'uniformité pourra se trouver réalisée. (Voir de même ce qui a été dit sur les dérogations qui pourraient être accordées dans certains cas aux épiciers et aux coiffeurs : séances du Sénat du 3 avril et du 29 juin).

«Si, dès lors, une demande de dérogation satisfait complètement en elle-même aux conditions légales, la crainte de devoir l'étendre à des établissements similaires ne doit pas suffire à la faire rejeter, puisque cette extension est précisément la circonstance, avec ses diverses modalités, qu'a eue en vue le législateur. Le préfet d'abord, le juge ensuite, doit examiner si les demandeurs, isolés ou groupés, satisfont individuellement aux conditions de la loi, et s'il y a des différences entre eux justifiant un traitement différent. Il ne s'agit pas de décider a priori que l'on accordera tout ou que l'on rejettera tout, mais d'examiner chaque demande afin de déterminer, si, eu égard aux circonstances de fait, elle est fondée en droit ».

L'autorité compétente pour délivrer les autorisations, c'est le préfet. Mais à Paris, la délivrance des autorisations rentre-telle dans la compétence du préfet de la Seine ou dans celle du préfet de police ?

Le Conseil d'Etat a jugé que c'est le préfet de police qui doit délivrer les autorisations de dérogation.

Voici comment s'est exprimé M. Romieu sur ce point (séances des 23 et 30 novembre 1906):

« Vous savez, messieurs, qu'à Paris il y a entre les préfets de la Seine et de police un partage d'attributions qui donne souvent lieu à des difficultés. La loi du 13 juillet 1906 ayant dit, d'une manière générale, que le a préfet » statuerait sur les dérogations, on a soutenu que ces termes, visant le préfet du département, ne pouvaient concerner que le préfet de la Seine, et que, dès lors, les arrêtés pris par le préfet de police seraient nuls pour incompétence.

« A l'appui de cette thèse, on fait remarquer que, dans la loi de 1906, le préfet est pris par opposition aux maires, auxquels on avait tout d'abord songé pour l'exercice de cette attribution; que c'est donc l'agent départemental que l'on a eu en vue; or, prétend-on, le préfet de la Seine est seul

REVUE DU DROIT PUBLIC. - T. XXIV

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le représentant du département de la Seine, le préfet de police n'ayant que des attributions purement municipales. On ajoute que le préfet de police n'a que des attributions de police proprement dite et que celles à lui limitativement conférées par l'arrêté du gouvernement du 12 messidor an VIII: à défaut d'un texte spécial, les fonctions conférées par la loi de 1906 aux préfets, sur une matière toute nouvelle, et spécialement sur une matière qui n'est pas « de police », doivent appartenir au préfet de la Seine.

« La loi du 13 juillet 1906 ne faisant aucune attribution de compétence pour Paris, il faut en effet, messieurs, résoudre la question par l'application des principes généraux : mais ils conduisent, selon nous, à reconnaître la compétence du préfet de police.

« Les textes généraux sont la loi du 28 pluviôse an VIII, d'après laquelle il y aura, à Paris, un préfet de police chargé de ce qui concerne la police; l'arrêté des consuls du 12 messidor an VIII, qui détermine les fonctions du préfet de police à Paris, et le décret du 10 octobre 1859 qui lui enlève certaines attributions de police pour les confier au préfet de la Seine. Les attributions conférées au préfet de police par le texte organique du 12 messidor an VIII comprennent non seulement la police municipale (section III), mais encore la police générale (section II); le préfet de police exerce donc à Paris non seulement les fonctions de maire, mais les fonctions de préfet. Ce caractère départemental d'une partie de ses attributions résulte encore de l'arrêté du 3 brumaire an IX, d'après lequel « il exerce son autorité sur toute l'étendue du département de la Seine, et a autorité sur les maires » pour presque toutes ses attributions de police générale ; de la loi du 10 juin 1853 qui confirme ces pouvoirs dans toutes les communes du département; de l'arrêté du gouvernement du 6 messidor an X qui lui donnait à l'époque le droit de présider le Conseil de préfecture, comme le préfet de la Seine; de l'ordonnance du 18 décembre 1 822 qui lui reconnaît le droit d'élever le conflit. Le préfet de police est donc non seulement un magistrat municipal, un demi-maire de Paris, mais aussi un magistrat départemental, un demi-préfet de la Seine. Donc, lorsqu'une loi vise le préfet en général, elle peut concerner à Paris soit le préfet de la Seine, soit le préfet de police, et, du moment où il s'agit d'une matière absolument nouvelle, il faut procéder par assimilation avec les matières plus ou moins analogues où ils exercent déjà leur autorité.

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Il est bien vrai que la loi du 13 juillet 1906 n'est pas une « loi de police >> ; mais il nous semble que les questions dont elle s'occupe ne ressemblent nullement à celles sur lesquelles le préfet de la Seine est généralement compétent, tandis qu'elles ont beaucoup d'analogie avec un certain nombre de matières qui rentrent dans les attributions du préfet de police. Aux termes de l'arrêté du 1 2 messidor an VIII, c'est le préfet de police qui statue, en ce qui concerne les établissements dangereux et insalubres, la

fidélité du débit dans les transactions commerciales et la salubrité des denrées, c'est-à-dire, d'une manière générale, sur ce qui intéresse le commerce et l'industrie; c'est lui que mentionnent, pour des législations intéressant le travail, la loi du 22 février 1851 sur l'apprentissage, celle du 25 mars 1852 et 14 mars 1904 sur les bureaux de placement. Il semble donc logique, par assimilation avec ses fonctions habituelles, d'admettre que c'est le préfet de police qui est compétent pour statuer, à Paris, sur les déro. gations de la loi du 13 juillet 1906 ».

II

Le préfet a-t-il le pouvoir d'apprécier discrétionnairement les conditions de fait auxquelles la loi subordonne la délivrance de l'autorisation? Le préfet n'est-il pas, quant à cette appréciation des faits, soumis au contrôle juridictionnel du Conseil d'Etat? Le préfet est-il obligé, lorsque les conditions de fait sont remplies, d'accorder la dérogation?

C'est dans le sens de la compétence liée du préfet et du caractère extensif du contrôle juridictionnel que s'est prononcé le Conseil d'Etat.

Sur ce point, les conclusions de M. Romieu sont catégoriques. Elles sont très importantes, car le Conseil d'Etat les a acceptées et consacrées par ses arrêts. Voici ces conclusions:

<< Le Conseil d'Etat a-t-il le droit d'examiner au fond la légalité des arrêtés préfectoraux portant refus d'autorisation?

<< Cela revient à rechercher si la loi a entendu conférer au commerçant ou à l'industriel un droit à obtenir la dérogation, lorsqu'il satisfait aux conditions mises par elle à l'obtention de cette dérogation, ou si elle a voulu donner à l'administration un pouvoir purement discrétionnaire, la dérogation n'étant plus un droit mais une tolérance ou une faveur; dans le premier cas, s'il y a un droit, il faut qu'il y ait un juge pour dire si les circonstances de fait exigées par la loi pour que ce droit existe sont ou non réalisées, c'est-à-dire un juge compétent sur le fond; dans le second cas, le pouvoir étant discrétionnaire, le seul droit du citoyen consiste à exiger qu'il s'exerce dans les conditions extrinsèques de légalité, et le juge n'aura pas à examiner le droit au fond.

« Le texte ne nous paraît laisser aucun doute sur le caractère de la dérogation: la dérogation correspond à un véritable droit et exclut toute idée de tolérance ou de faveur ; la loi fixe les conditions auxquelles elle subordonne la dérogation et l'administration n'a pas plus le droit de refuser le

dérogation si ces conditions sont remplies que de l'accorder si elles ne le sont pas. Tout d'abord, le recours au Conseil d'Etat, en matière de dérogation est prévu dans les termes les plus larges, sans restriction aucune : les autorisations, dit l'article 2, devront être demandées et obtenues conformément aux prescriptions des articles 8 et 9, et l'article 9 porte que l'arrêté préfectoral, prévu par l'article 8, pourra être déféré au Conseil d'Etat ; dans ces conditions, les expressions employées par le même article 2 pour définir les dérogations : « Lorsqu'il sera établi que le repos simultané le <«< dimanche serait préjudiciable au public ou compromettrait le fonction<< nement normal de l'établissement » indiquent bien qu'il s'agit de délimiter un droit et non de rendre possible une faveur. Enfin, le paragraphe final de l'article 8, qui prévoit la généralisation ou l'extension, dans certains cas, de la dérogation individuelle, stipule expressément que l'autorisation accordée à un établissement devra être étendue aux établissements de la même ville faisant le même genre d'affaires et s'adressant à la même clientèle, ce qui exclut toute idée potestative dans la matière des déro. gations.

<< Les travaux préparatoires ne sont d'ailleurs pas contraires, comme on l'a soutenu, à l'interprétation qui ressort avec évidence de l'examen direct du texte. Le système primitif de la commission du Sénat, en 1905, ne comportant aucune obligation, ni quant au jour, ni quant au mode de repos, ne prévoyait naturellement pas de dérogations individuelles, puisque le patron était libre d'adopter le roulement il n'y avait donc eu à prévoir aucun recours contentieux. Lorsqu'en mai 1905, le contre-projet Monis, fondé sur l'idée du repos collectif avec exceptions générales de droit, eût été renvoyé à la commission, celle-ci, dans le nouveau projet qu'elle élabora, introduisit, comme correctif du principe du repos collectif le dimanche, avec exceptions de droit, qu'elle acceptait, le système des dérogations individuelles qui en devenait la contre-partie nécessaire; la commission proposait de faire statuer sur les demandes en dérogation par les Chambres de commerce (art. 8) et créait, pour donner toutes garanties contre l'arbitraire, le recours au Conseil d'Etat (art. 9). Lorsque le projet nouveau vint en discussion le 5 avril 1906, M. Monis qui, de son côté, acceptait le terrain transactionnel du régime des dérogations individuelles, s'éleva seulement avec beaucoup de vigueur contre le pouvoir conféré aux Chambres de commerce, à l'occasion de l'article 8 : il estimait cette attribution dangereuse, contraire à l'esprit de la loi, défavorable aux ouvriers, et considérait que le contrôle du Conseil d'Etat n'était pas suffisant, parce qu'il craignait qu'il fût limité aux questions de forme; il proposait, en conséquence, de remplacer toute la procédure des articles 8 et 9 par l'attribution pure et simple au préfet du droit d'accorder les dérogations. Sur le renvoi qui lui fut fait, à cette occasion, de divers amendements, la com

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