Page images
PDF
EPUB

II

Le droit de manifestation.

Alors que la liberté de conscience, la liberté de réunion, la liberté de la presse, la liberté d'association, corollaires nécessaires de la liberté de penser ont été peu à peu conquises sur le domaine autrefois indéfini de la police et sont aujourd'hui proclamées et réglementées par nos lois : la liberté de manifester sur la voie publique n'est inscrite nulle part; en ce qui la concerne, les pouvoirs de police de l'administration ne sont pas limités et cette dernière peut, discrétionnairement, tolérer ou interdire les manifestations. Certains considèrent qu'il y a là une lacune de notre législation qu'il faut combler, et la question vient d'être posée devant le Parlement par une proposition de loi« relative aux manifestations en cortège sur la voie publique »> (1), déposée le 25 janvier dernier par M. Lefas, député.

[ocr errors]

Quelques jours avant le dépôt de cette proposition, le 21 janvier, un débat, qu'il est intéressant de rappeler, avait eu lieu sur le même sujet à la Chambre des députés. M. Vaillant, interpellant le gouvernement sur l'interdiction d'une manfestation ouvrière projetée en faveur du repos hebdomadaire, s'exprimait ainsi : « Nous revendiquons, et nous croyons pouvoir le faire au point de vue républicain aussi bien qu'au point de vue socialiste le droit de manifestation. Nous ne comprenons pas que le droit de manifestation ne puisse pas être pratiqué dans la France républicaine comme il l'est dans les pays voisins, qui ne sont pourtant pas en république... Il n'y aura pas de république vraie tant que la classe ouvrière ne pourra pas, par ses manifestations, montrer directement sa volonté. Tant qu'elle sera obligée de se fier uniquement aux démonstrations de ses délégués ou de ses représentants, on n'en aura pas une expression aussi complète et aussi parfaite. C'est pourquoi nous considérons qu'avec la liberté de réunion et d'association, il y a une liberté complémentaire nécessaire, la liberté de manifestation, la liberté de démonstration directe et publique, ouvrière et socialiste ». M. Clémenceau, président du Conseil, ministre de l'intérieur, répondit « ... Voyons maintenant ce que c'est que le droit de manifestation, et dans quelles conditions il peut s'exercer. Très candidement, je dis à M. Vaillant que je ne suis pas bien sûr qu'il y ait un droit de manifestation; mais je suis d'avis cependant qu'il peut et qu'il doit y avoir une tolérance de manifestation. La différence est

(1) Chambre des députés, Impr., IX législature, n. 695.

assez grande entre ce que vous appelez le droit de manifestation et l'exercice du droit par lequel chaque citoyen peut librement développer son activité. Pour la liberté de la presse, il suffit d'une table, d'encre, de papier et d'une plume. Pour la liberté de réunion, il suffit de quatre murs. Mais du moment où vous allez dans la rue, la situation est complètement changée, car la rue ne vous appartient pas, elle appartient à tout le monde... Descendus dans la rue vous vous trouvez en face d'un droit certain, du droit de circulation qui est celui de tous les citoyens... Que peut-on faire pour l'usage de ce droit de manifestation dont on a parlé ? M. Vaillant, nous a dit que les choses ne se passent pas ainsi dans les autres capitales. Que voulez-vous? Chaque peuple a ses habitudes, ses mœurs, son caractère, sa manière particulière de manifester. Ces manifestations, si elles devaient se répéter très souvent, finiraient par lasser bien vite et les manifestants et ceux qui les regardent, Je comprends que, de temps en temps — je ne m'érige pas en juge de la valeur des manifestations des citoyens désirent se grouper pour exercer une certaine pression morale sur l'opinion publique d'une ville ou d'un peuple. C'est un phénomène qui se produit dans tous les pays. Pour ma part, j'y suis si peu hostile, que je l'ai permis dans toute la France. Seulement je prétends que cela n'est possible qu'à la condition qu'il y ait de la discipline et une organisation sérieuse de la manifestation. Il y a beaucoup à attendre de l'éducation de la démocratie. Je donne à mes contradicteurs un argument contre moi. Ils vont me dire : « Pour faire cette éducation, autorisez les manifestations. On apprend à nager en se jetant à l'eau ». Oui, mais pas en y jetant les autres ».

L'exposé des motifs de la proposition de M. Lefas répond en quelque sorte à M. Clémenceau : le droit de manifestation, proclamé, mais réglementé, n'aura pas les inconvénients qu'on lui prête. «< En France, écrit M. Lefas, la liberté de manifester continue à être confondue avec l'émeute. Le droit de manifestation n'existe pas. Il est lié à l'arbitraire de la police municipale. Or, s'il est naturel que la police puisse réglementer la circulation des cortèges dans les rues d'une ville, s'il est même nécessaire que des précautions spéciales soient prises par le législateur contre les fauteurs de troubles publics, il n'en reste pas moins indispensable que le principe de la liberté des citoyens soit placé au-dessus des atteintes de l'arbitraire administratif. Que résulte-t-il en effet de l'état de choses actuel ? Ici, dans une ville absolument paisible, des manifestations qui protestent de leur caractère pacifique, légal même, qui sont approuvées par l'opinion générale, se voient interdites et dissoutes avant qu'aucun fait regrettable ait justifié une

telle sévérité. Là, au contraire, où les manifestants sont les plus forts, leurs agissements sont tolérés, alors qu'ils se produisent avec violence et sans respect du droit des minorités, alors même qu'ils s'accompagnent d'injures ou de voies de fait regrettables, en sorte que l'interdiction officielle du droit de manifester, loin d'être une garantie de la paix publique, aboutit à la plus criante injustice. La libertè de manifester devient un privilège, une prime offerte aux plus forts et souvent aux plus violents. Il importe de faire cesser un tel état de choses, qui révolte à la fois la conscience et la raison. Ce n'est pas dans ces conditions que se fait l'éducation d'un peuple libre. Il est naturel que les hommes qui ont une opinion la manifestent au dehors, et qu'ils en aient le droit. Il n'est pas moins nécessaire qu'ils apprennent, en usant de leur droit, à respecter le droit et les opinions de leurs concitoyens, ainsi que l'ordre et les nécessités de la voie publique. Il faut, en un mot, que la liberté de manifester existe, et qu'elle soit distinguée du régime de la violence et de celui de l'émeute, et cela pour permettre aux sévérités même de la loi de se concentrer contre les excès répréhensibles ».

Comme conclusion, M. Lefas propose que les manifestations ou cortèges sur la voie publique, réglementés selon certaines règles analogues à celles de la loi de 1881 pour les réunions publiques, soient licites. Ces règles seront toute manifestation sera précédée, au moins quarante-huit heures à l'avance d'une déclaration signée de dix personnes et indiquant le jour et les heures de la manifestation ainsi que son itinéraire ; cet itinéraire doit être approuvé par l'autorité compétente; aucune manifestation ne peut se prolonger après le coucher du soleil ; — les signataires de la déclaration sont chargés de maintenir l'ordre, d'empêcher toute infraction aux lois, d'interdire tout discours ou exhibition contraires à l'ordre public et aux bonnes mœurs, ou contenant provocation à un acte qualifié crime ou délit; tout stationnement prolongé sur la voie publique, tout arrêt devant un domicile particulier sont formellement interdits; sont également interdits les chants, cris et emblèmes injurieux, ainsi que les appels et provocations à la violence; l'exercice du droit de manifestation peut exceptionnellement être suspendu sur le territoire d'une commune par le ministre de l'intérieur, pour un laps de temps qui ne peut excéder la durée d'un mois. Cette mesure doit avoir un caractère général. Elle ne peut revêtir aucun caractère périodique. Enfin les sanctions à ces règles sont édictées par l'article 5 ainsi conçu : « Les infractions aux articles précédents sont punies des peines de simple police, sans préjudice des poursuites qui peuvent être intentées pour faits réprimés

par les lois pénales. En outre, dans ces cas, comme en cas de troubles survenus, la manifestation peut être dissoute par application des articles 3, 5, 7 et suivants de la loi des 7-9 juin 1848. La même loi reste en vigueur en ce qui concerne les attroupements armés ».

SECTION IV

Décentralisation, ́

I

La proposition Beauquier.

M. Beauquier a déposé le 15 février 1907 sur le bureau de la Chambre une importante proposition de décentralisation administrative (1). L'exposé des motifs, après avoir rappelé l'origine de la division de la France en quatre-vingt-six départements et fait ressortir l'absurdité de cette division depuis les découvertes de la science moderne et la création d'un réseau complet de voies de communication, indique les multiples inconvénients d'un pareil état de choses. Au contraire, la substitution aux départements actuels de régions beaucoup plus étendues, présente de nombreux avantages: des rouages seront simplifiés, le nombre des fonctionnaires diminué; des économies budgétaires seront réalisées; la vie intellectuelle, concentrée aujourd'hui dans la capitale et morte sur les autres points du territoire, renaîtra partout. « Aucun gouvernement, conclut M. Beauquier, réellement soucieux des intérêts de la patrie, ne saurait conserver la centralisation actuelle, et la première condition de changement, pour être efficace, doit consister dans un large développement des libertés provinciales. Mais cette concession doit être franche et complète de la part de l'Etat ; elle doit être conforme à cette règle admise et appliquée par tous les peuples libres Les intérêts locaux doivent être décidés par les habitants de la région, sous réserve seulement de l'intérêt général... A tous points de vue, la centralisation est néfaste et il est urgent d'y substituer un régime de self-government plus rationel, moins coûteux et moins dangereux au point de vue de la liberté et de la défense de la patrie ».

Ce régime sera :

:

(1) Chambre des députés, Impr., IX législature, n. 731.

[ocr errors]

La France est divisée en vingt-cinq régions désignées par les noms de leurs capitales: Lille, Amiens, Rouen, Caen, Orléans, Versailles, Reims, Troyes, Nancy, Besançon, Dijon, Bourges, Tours, Nantes, Rennes, Poitiers, Clermont-Ferrand, Lyon, Grenoble, Marseille avec la Corse, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Bordeaux et Pau (1). A la tête de chaque région se trouvent: un conseil régional élu qui remplace le conseil général actuel, et un commissaire régional nommé par le gouvernement qui remplace le préfet. Le conseil régional se compose de membres nommés pour six ans, à raison d'un par canton, renouvelables par moitié tous les trois ans et dont le mandat est incompatible avec celui de maire, de député, et avec l'exercice de toute fonction publique rétribuée par l'Etat ou la région; il tient deux sessions ordinaires par an, d'un mois chacune; ses attributions sont très étendues et la plupart de ses délibérations, définitives et exécutives par elles-mêmes, ne sont annulables que pour excès de pouvoirs ou violation de la loi. Dans l'intervalle des sessions, le conseil régional est représenté par un comité permanent qu'il nomme et qui se compose, selon l'importance de la région, de 7 à 9 membres; les pouvoirs de ce comité sont plus étendus que ceux de la commission départementale actuelle.

Après avoir ainsi organisé les régions, la proposition de M. Beauquier s'occupe de l'administration à l'intérieur de la région. Les arrondissements et leurs conseils sont supprimés; la région est divisée en districts, chaque district a à sa tête un délégué du commissaire régional, sous le nom de sous-commissaire régional et dont la fonction principale consistera à visiter au moins une fois par an toutes les communes de la circonscription et à adresser des rapports à l'autorité supérieure. Enfin le district est subdivisé en cantons et les cantons en commune « dont l'organisation fera l'objet d'un projet spėcial ».

II

Le budget départemental; les conseils généraux.

I. Dans notre dernière chronique, nous avons analysé la proposition de loi votée par le Sénat et tendant à modifier les articles 40, 41, 58,

(1) Un rapport de M. Morlot, annexé à la proposition Beauquier, justifie les limites des régions au double point de vue géographique et économique.

« EelmineJätka »