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prétendons être les apôtres de la justice et du droit, et nous érigeons la faveur et l'intrigue en système de gouvernement.

De là est né le fonctionnarisme, cette maladie dont souffre un pays où les fonctions publiques, n'étant pas protégées contre l'arbitraire du pouvoir et les appétits de sa clientèle, sont mal acquises, mal exercées et trop nombreuses. Qui n'a pas de place en veut une, disait récemment M. Clémenceau, et qui en a une en veut une meilleure. A qui la faute? sinon à cette idée si répandue que de toutes les carrières, les carrières publiques sont celles où la sollicitation peut le plus facilement tenir lieu de titres ?

Nous ne nous attarderons pas à retracer les plaintes, les colères, les railleries qu'a soulevées le fonctionnarisme. Tout récemment un député, M. Joseph Reinach, a refait son procès dans un discours après lequel il ne reste plus rien à dire parce qu'il a eu le mérite de placer la question sur son vrai terrain, celui de l'intérêt général. On est trop porté, en effet, le mot fonctionnaire étant dans le mot fonctionnarisme, à ne voir dans la lutte contre le fonctionnarisme que la cause des fonctionnaires, à ne voir dans les hommes qui ont le courage et le désintéressement d'entreprendre cette lutte que les avocats d'intérêts propres aux fonctionnaires. La question est autrement importante. « De toutes les réformes qui nous sollicitent, a dit M. Reinach avec autant de clairvoyance que de sincérité, il n'y en a pas beaucoup dont la répercussion puisse être aussi considérable sur l'ensemble de notre vie politique, sur nos finances, sur nos institutions, sur nos mœurs publiques elles-mêmes, que la réforme des abus que synthétise le fonctionnarisme » (1).

Mais le temps des paroles est fini, il faut passer aux actes, il faut coûte que coûte nous délivrer de cette lèpre.

II

Un premier moyen serait de réduire le nombre des fonctions à la nomination du gouvernement en confiant à des entrepri

(1) Séance du 12 décembre 1906.

ses privées la plus grande partie possible des services publics. Un économiste, M. de Molinari, a prétendu que presque tous, jusqu'à la police, pourraient être concédés à des particuliers.

Le remède ne serait pas nouveau. Sous l'ancienne monarchie la vénalité des charges, qui n'était pas autre chose que la concession de fonctions publiques à des particuliers, n'avait pas été instituée seulement dans un but fiscal, mais parce que, malgré qu'on la jugeât contraire à la raison et au droit, elle paraissait encore préférable « aux abus inévitables qui se << commettraient en la distribution des charges par la volonté « des rois, en ce qu'elles dépendraient de la faveur et de l'ar<«<tifice de ceux qui se trouveraient plus puissants auprès « d'eux » (1).

La question est de savoir si de nos jours une nation qui se respecte pourrait s'avouer incapable de faire ses affaires ellemême, accepter cette situation humiliante et onéreuse de recourir pour gérer ses services à des intermédiaires. Il serait certes plus profitable et plus digne pour notre pays de s'appliquer à avoir de bons fonctionnaires que de constituer les services publics en monopoles au profit de particuliers qui, avant l'intérêt public, auraient naturellement le leur à satisfaire.

D'ailleurs comment songer à restreindre le rôle de l'Etat à l'heure où le progrès de l'idée de solidarité lui impose tous les jours et partout des devoirs nouveaux, l'amène à multiplier ses interventions dans le domaine économique et social. Non, «<l'Etat n'est pas un mal nécessaire, mais un bien nécessaire» (2). Plus il fait pour les citoyens, plus il remplit sa

fonction.

Seulement il y a, en ce qui concerne notre pays, une question préjudicielle à régler. Si nous continuons à considérer le droit de nommer aux fonctions publiques comme pouvant s'exercer légitimement au profit de telle ou telle clientèle, à les regarder comme la propriété des hommes qui se succèdent au gouvernement et dans les corps électifs, à préférer le nombre

(1) Testament politique de Richelieu. C'est pour cette raison, dit M. Hanotaux dans son histoire du cardinal, qu'après avoir été l'adversaire de la vénalité, il en devint le partisan.

(2) Bluntschli, Théorie de l'Etat, traduction de Riedmatten.

des fonctionnaires à leur qualité, à avoir un système de recrutement dérisoire et un système d'avancement déplorable, il serait coupable d'augmenter le nombre des services publics, puisque ce serait étendre la plaie du fonctionnarisme. Les adversaires du rachat des monopoles, des réformes sociales, le savent bien; à bout d'arguments ils en ont toujours un qui produit son effet, c'est qu'à voir la manière dont marchent les services publics il faut avant tout éviter d'en augmenter le nombre. On a donc le droit de dire que le premier devoir d'un gouvernement soucieux de tenir les promesses faites à la démocratie n'est pas de faire les réformes sociales, mais d'engager la lutte contre le fonctionnarisme qui entrave l'exécution des réformes sociales.

Un autre moyen d'attaquer le fléau ne serait-il pas de remettre au corps électoral la nomination des principaux fonctionnaires et de laisser ceux-ci nommer eux-mêmes leurs collaborateurs? La Révolution avait rendu électives une grande partie des fonctions publiques. L'élection des fonctionnaires était un des principaux articles du programme de l'opposition républicaine en 1869. Elle est pratiquée dans la Confédération américaine depuis son origine. Voyons en deux mots comment les choses se passent dans ce pays.

Lorsque les colons anglais du Nouveau-Monde se séparèrent de la métropole et formèrent les Etats-Unis, les Constitutions de ces divers Etats spécifièrent que les charges publiques seraient électives et que les élections seraient faites pour un temps très court, qui aujourd'hui encore n'est que de deux à quatre ans. Comme les emplois subalternes dépendent euxmêmes de ces fonctionnaires élus, il en résulte que la nomination aux emplois publics dépend, directement ou indirectement, du corps électoral (1).

Théoriquement le système est très séduisant. Omnis potestas a populo. Les administrateurs sont nommés par les administrés, pris parmi eux, surveillés par eux, ce qui est un

(1) Il ne s'agit ici que des fonctions concernant l'administration intérieure des différents Etats, non des fonctions fédérales qui sont placées sous un régime différent en droit, quoiqu'assez analogue en fait.

excellent moyen de faire l'éducation d'une démocratie; pas de fonctionnaires permanents, pas de caste bureaucratique. Pratiquement ce mode d'investiture des fonctions soulève les plus graves objections.

Une objection de principe d'abord spéciale à notre pays. Le propre d'un fonctionnaire élu est de n'avoir pas de supérieurs hiérarchiques, de ne relever que de ses électeurs ; l'élection des fonctionnaires suppose donc que les services publics sont gérés non par des agents relevant hiérarchiquement du Gouvernement central, mais par des autorités régionales indépendantes. En un mot l'élection des fonctionnaires n'est compatible qu'avec une décentralisation allant jusqu'au fédéralisme, ou pour mieux dire décentralisation et élection des fonctionnaires sont corollaires, sont des termes synonymes; elles ne peuvent pas se concevoir l'une sans l'autre. Or notre organisation administrative est restée unitaire et centraliste.

Changeons-la, dira-t-on, décentralisons, allons au fédéralisme. J'admets, ce qui n'est pas prouvé, que cet abandon de nos traditions soit désirable et possible, et je suppose que nous avons une administration élue. L'exemple des Etats-Unis montre qu'une administration élue n'est que l'instrument des comités électoraux qui la tiennent dans leurs mains et qu'elle administre non pour le pays mais pour eux. Elle est partiale, corrompue, incompétente.

Partiale parce que les emplois ne sont jamais accordés qu'à des hommes de parti et pour des services rendus à un parti, et parce que, personne ne s'attendant à garder sa place si c'est le parti adverse qui triomphe, chaque détenteur d'un emploi public ne se sert de son autorité que dans l'intérêt exclusif des hommes qui sont à la tête de son parti (1). Corrompue parce que, l'argent étant le nerf de la politique, toutes les fonctions sont exploitées en vue d'en tirer de l'argent; les comités demandent des contributions aux fonctionnaires sur leurs traitements et les fonctionnaires à leur tour font payer leur intervention aux administrés toutes les fois

(1)« Les pouvoirs locaux, a écrit Dupont-White dans son livre sur la Centralisation, sont faits comme une vengeance ».

qu'ils le peuvent, tirent des profits illicites de leurs fonctions; le péculat est dans les mœurs. Incompétente parce que du jour au lendemain un citoyen, qui la veille était imprimeur, médecin, fermier, marchand de drap, etc., et le plus souvent un politicien besoigneux, est improvisé gouverneur de l'Etat, juge, clerc (chef des bureaux) du comté, surintendant de l'instruction, commissaire des routes, trésorier, liquidateur des successions, etc., etc.

Pouvons-nous espérer que les choses iraient mieux en France? Non, n'est-ce pas ? Alors abstenons-nous de faire une expérience aussi dangereuse, de nous approprier un système qui est considéré comme de nature à porter le plus grand préjudice à la prospérité de la grande République américaine (1) et commence d'ailleurs dans plusieurs Etats à faire place à une administration permanente, professionnelle et hiérarchisée.

Est-ce à dire que nous prétendions que l'administration doive être uniquement aux mains de fonctionnaires professionnels? Pas le moins du monde. Il faut dans l'Etat, dans le département, dans la commune des corps électifs qui inspirent et contrôlent l'administration professionnelle, mais dont l'action s'arrête là. Aux corps élus le droit de déterminer les pouvoirs des fonctionnaires professionnels et de surveiller l'usage qu'ils en font, à ceux-ci, tant qu'ils restent dans la sphère de leurs pouvoirs et ne s'en servent que dans l'intérêt public, le droit et le devoir de les exercer en conscience. Voilà la vérité (2).

(1) Cf. Bryce, dans la préface de la traduction française de son ouvrage: The American Commonwealth.

(2) Dans son ouvrage sur le « Gouvernement représentatif » Stuart Mill, après un examen des différentes formes de Gouvernement, conclut que les seules acceptables sont le gouvernement exercé par des mandataires élus de la population ou gouvernement représentatif, et le gouvernement exercé par des fonctionnaires professionnels ou gouvernement bureaucratique, que par suite « les institutions politiques d'un pays doivent viser par<< dessus tout à renfermer la plus forte dose possible des qualités de l'un «<et de l'autre le contrôle non pas entre les mains de ceux qui font la « besogne, mais à ceux au profit de qui la besogne est faite, et la besogne, « qui demande de l'habitude, faite par ceux qui en ont ». Et Laveleye,

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