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ROMANS. TRISTES VÉRITÉS QUI SORTENT DES LONGUES CORRESPONDANCES. STYLE ÉPISTOLAIRE.

Les romans, toujours à la fin du dernier siècle, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson dormait oublié; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure, au sein de laquelle il avait vécu. Fielding se soutenait bien; Sterne, entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Vakefield.

Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce qu'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour cer

taines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles, ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.

Les romans en lettres (vu l'espace étroit dans lequel l'action et les personnages sont renfermés) manquent d'un intérêt triste et d'une vérité philosophique qui sortent de la lecture des correspondances réelles. Prenez, par exemple, les œuvres de Voltaire; lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l'auteur, au comte de Lally Tolendal; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années.

Voyez défiler la longue procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti, Genonville, Helvétius; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise Du Châtelet, Mme Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Sallé, les Camargo; Terpsichores aux pas mesurés par les Graces, dit le poète, et dont les cen

dres légères sont aujourd'hui foulées par les danses aériennes de Taglioni.

Quand vous suivez quelque temps la même correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d'un côté ne l'est plus de l'autre; un nouveau Genouville, une nouvelle Du Châtelet paraissent et vont, à vingt lettres de là, s'abîmer sans retour : les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours.

L'illustre vieillard s'enfonçant dans ses années, cesse d'être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s'élèvent; il leur parle encore du désert de Ferney, mais il n'a plus que sa voix au milieu d'elles. Qu'il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV,

Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc.

aux stances à madame Du Deffant,

Eh quoi! vous êtes étonnée

Qu'au bout de quatre-vingts hivers
Ma muse faible et surannée
Puisse encor fredonner des vers!

Quelquefois un peu de verdure

Rit sous les glaçons de nos champs;
Elle console la nature,

Mais elle sèche en peu de temps.

Le roi de Prusse, l'impératrice de Russie, toutes les Grandeurs, toutes les Célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d'immortalité, quelques mots de l'écrivain qui vit mourir Louis XIV, passer Louis XV et son siècle, naître et régner Louis XVI, et qui, placé entre le Grand roi et le roi Martyr, est à lui seul toute l'histoire de France de son temps.

Mais une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées, offre peut-être encore quelque chose de plus triste, car ce ne sont plus les hommes, c'est l'homme que l'on voit.

D'abord les lettres sont longues, vives, multipliées; le jour n'y suffit pas : on écrit au coucher du soleil; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant la lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s'est quitté à l'aube; à l'aube on épie la première clarté pour écrire ce que l'on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille sermens couvrent le papier où se réflètent les roses de l'aurore; mille baisers sont déposés sur les mots brûlans qui semblent naitre du premier regard du soleil : pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n'ait sa lettre.

Voici qu'un matin quelque chose de presque insen

sible, se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front d'une femme adorée. Le souffle et le parfum de l'amour expirent dans ces pages de la jeunesse, comme une brise s'alanguit le soir sur des fleurs : on s'en aperçoit, et l'on ne veut pas se l'avouer. Les lettres s'abrégent, diminuent en nombre, se remplissent de nouvelles, de descriptions, de choses étrangères : quelques-unes ont retardé, mais on est moins inquiet; sûr d'aimer et d'être aimé, on est devenu raisonnable; on ne gronde plus; on se soumet à l'absence. Les ser mens vont toujours leur train; ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont morts; l'ame y manque : Je vous aime n'est plus là qu'une expression d'habitude, un protocole obligé, le j'ai l'honneur d'être de toute lettre d'amour. Peu à peu le style se glace, ou s'irrite. Le jour de poste n'est plus impatiemment attendu; il est redouté; écrire devient une fatigue. On rougit en pensée des folies que l'on a confiées au papier; on voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au feu. Qu'est-il survenu? Est-ce un nouvel attachement qui commence ou un vieil attachement qui finit ? N'importe : c'est l'amour qui meurt avant l'objet aimé.

Vive les romans en lettres et sans lettres, où les sentimens ne se détruisent que par la violence, où ils

« EelmineJätka »