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heureusement le poète ne plaçait pas toujours assez haut ses attachemens et les recevait de trop bas.

Plaignons Rousseau et Byron d'avoir encensé des autels peu dignes de leurs sacrifices: peut-être avares d'un temps dont chaque minute appartenait au monde, n'ont-ils voulu que le plaisir, chargeant leur talent de le transformer en passion et en gloire. A leurs lyres, la mélancolie, la jalousie, les douleurs de l'amour; à eux, sa volupté et son sommeil sous des maius légères ils cherchaient de la rêverie, du malheur, des larmes, du désespoir dans la solitude, les vents, les ténèbres, les tempêtes, les forêts, les mers, et venaient en composer pour leurs lecteurs, les tourmens de Childe-Harold et de Saint-Preux, sur le sein de la Padoana, et del Can de la Madona.

Quoi qu'il en soit, dans le moment de leur ivresse, l'illusion de l'amour était complète : du reste ils savaient bien qu'ils tenaient l'Infidélité même dans leurs bras, qu'elle allait s'envoler avec l'aurore; elle ne les trompait pas par un faux semblant de constance; elle ne se condamnait pas à les suivre, lassée de leur tendresse ou de la sienne. Somme toute, Jean-Jacques et lord Byron ont été des hommes infortunés; c'était la condition de leur génie : le premier s'est empoisonné; le second, fatigué de ses excès et sentant le

besoin d'estime, est retourné aux rives de cette Grèce où sa Muse et la Mort l'ont tour à tour si bien servi.

LORD BYRON AU LIDO.

J'ai précédé lord Byrond dans la vie, il m'a précédé dans la mort (1): il a été appelé avant son tour; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Byron aurait dû rester sur la terre : le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition et sans me regretter.

Tout ce que j'ai vu passer, ou tout ce qui a passé autour de moi, depuis que j'existe, ne se peut dire. Que de tombeaux se sont ouverts et fermés sous mes yeux! Cent fois par le soleil ou par la pluie, au bord d'une fosse ouverte dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes; j'ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombante sur la bière; à chaque nouvelle pelletée le bruit creux s'assourdissait et diminuait. La

(1) Suite de la citation des Mémoires.

terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la surface du cercueil.

Il n'y a pas encore deux années qu'un jour, au lever de l'aube, j'errais au Lido où tant de fois avait erré lord Byron. Il ne sortit de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire; la transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, ses étoiles éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'opéra point. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte; un grand vaisseau disparaissait à l'horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée; quelques-unes volaient pesamment au-dessous de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève; le sable guirlandé de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroulante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

Les vagues que je retrouvais, ont été partout mes fidèles compagnes; ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m'avaient entouré à ma naissance; je saluai ces berceuses de ma couche. Je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Souvent je m'arrêtais pour contempler l'immensité pélagienne :

un mât, un nuage, c'était assez pour réveiller mes

souvenirs.

J'avais jadis passé sur cette mer en face du Lido une tempête m'avait accueilli; je me disais au milieu de cette tempête que j'en avais affronté d'autres, mais qu'à l'époque de ma traversée de l'océan j'étais jeune, et qu'alors les dangers m'étaient des plaisirs (1). Je me regardais donc comme bien vieux, lorsque du port de Trieste, je voguais vers la Grèce et la Syrie? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli!

Lord Byron chevauchait le long de ce rivage solitaire quels étaient ses pensers et ses chants, ses abattemens et ses espérances? élevait-il la voix, pour confier à la tourmente les inspirations de son génie ? Est-ce au murmure de cette vague qu'il trouva ces accens mélancoliques?

If my fame sould be, as my fortunes are,

Of hasty growth and blight, and dull oblivion bar
My name from on the temple where the dead
Are honoured by the nations.-Let it be.

(1) Itinéraire.

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