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CONSIDÉRATIONS

SUR LA DIPLOMATIE (

AU POINT DE VUE DU DROIT.

(SUITE ET FIN).

VI

L'INTERVENTION

1o Dans l'histoire. Au Moyen-Age, de même qu'il disait le droit, le Pape exerçait la coërcition, vis coactiva. Lorsque le chef reconnu de la chrétienté ordonnait l'intervention, cette intervention était légitime au même titre que le jugement dont elle était la conséquence. Lorsque le Pape condamnait une intervention, cette intervention était illégitime au même titre.

2o De nos jours. -Sous le règne de l'heptarchie européenne qui nous régit, le principe de non intervention est proclamé avec éclat; mais il est peu respecté dans la pratique. Il ne l'est même pas du tout au regard de l'Orient : l'histoire contemporaine de l'Orient n'est qu'une série d'interventions tantôt isolées, tantôt communes à plusieurs puissances.

Le sentiment général accepte volontiers l'intervention lorsqu'elle est collective ou décrétée par l'heptarchie.

S'agit-il, au contraire, d'une intervention isolée, non décrétée par l'heptarchie, le même sentiment général est tout différent. Chacun alors trouve légitime sa propre intervention et condamne celle des autres. Ainsi, les Français approuvent que leur gouvernement ait lancé dix mille hommes en 1860 pour sauver du massacre les Maronites du Liban, leurs protégés séculaires, et n'ait consulté l'Europe qu'après avoir commencé l'exécution; mais les Anglais se sont scandalisés de l'intervention française. Et beaucoup de gens, qui ne sont pas tous Anglais, ne pouvaient pas, en 1877, admettre que les Russes eussent franchi le Danube

(1) Voir la Revue du mois de mars, page 231; de mai, page 393.

pour délivrer les Bulgares, sans que le brevet de gendarmes qu'ils s'attribuaient eût été visé par l'Europe.

Il se manifeste aussi des scrupules minutieux sur la modalité. Le sentiment général finit par passer assez facilement l'éponge sur une intervention directe et déclarée de puissance à puissance; mais il n'en est pas de même pour l'intervention non déclarée officiellement. Aussi l'action des volontaires russes en Serbie a-t-elle été très vivement blåmée et imputée à crime au gouvernement qui ne l'empêchait pas rigoureusement.

3o Réserves générales. - Tel paraît être, en grands traits, l'état des choses; mais cet exposé ne résout pas si une intervention pourra être juste et à quelles conditions.

L'heptarchie européenne est assurément une autorité morale; mais dans une certaine mesure; elle ne l'est pas dans une mesure qui permette de proclamer qu'une intervention est juste si l'heptarchie l'ordonne, et injuste quand elle la prohibe. Il faut naturellement élever ici les mêmes barrières, tracer les mêmes limites que pour la juridiction. En fait d'intervention, les grandes puissances ne légitiment pas; elles légalisent. Ce que nous cherchons, c'est « la justice de Dieu » et pas la justice de l'heptarchie.

Où donc est, en matière d'intervention, le droit, cet objectif transcendental de la diplomatie?

Traiter le sujet dogmatiquement est au-dessus de mes forces. Aussi essayerai-je de dégager une formule seulement après avoir exposé ma pensée par des exemples.

4° Applications:- quand il y a un traité. L'intervention est généralement reconnue légitime lorsqu'elle a pour objet de faire exécuter ou respecter un état de choses consacré par une convention dans laquelle l'intervenant est partie contractante, ainsi que l'intervenu (si l'on pouvait employer cette expression foncièrement incorrecte).

Ainsi, en 1846, trois des signataires de Vienne, de leur seule autorité, suppriment l'indépendance de la république de Cracovie et adjugent cette ville libre à l'un d'eux. Nul doute que les autres signataires de l'acte final du 9 juin n'eussent le droit de s'opposer par la force à la violation de l'article 6 de l'Acte final. Au même titre, l'Espagne, la France, la Grande-Bretagne, le Portugal, la Suède et Norwège pourraient intervenir pour assurer l'exécution de l'article premier du même acte final.

Autre exemple : le canton de Berne viole les traités qui sont la base, la cause de sa domination dans le Jura, ou ancien Evêché de Bâle, en y rendant impossible l'exercice de la religion catholique, qu'il est engagé à « conserver

dans l'état présent » c'est-à-dire l'état d'alors (1). Le Jura fut annexé au canton de Berne sous cette condition.

Que pourraient faire tous les contractants de 1815 et plus spécialement celui qui, quelques années auparavant, avait détruit lui-même l'indépendance de l'ancien évêché? Quel eût été même leur strict devoir, si les victimes avaient fait appel formellement à la garantie stipulée en 1815? D'abord inviter la Confédération suisse à faire respecter les stipulations de Vienne. En cas d'un refus de concours de la part de la Confédération, je ne mets pas en doute sans discuter l'opportunité de le faire, je ne mets pas en doute que les signataires de Vienne ne fussent autorisés à intervenir, et que l'un, quelconque des garants de 1815, n'eût le droit d'agir seul.

En général, lorsqu'il s'agit de réprimer la violation d'un traité, l'intervention ne soulève pas une question de légitimité, mais d'opportunité.

Il y a cependant des cas où une violation de traité entraînerait seulement, pour les autres parties, l'affranchissement de l'obligation correspondante.

Que la Confédération suisse se transforme en un Etat unitaire; je n'irai pas jusqu'à dire que les signataires de l'article 84 de l'Acte final soient fondés à rétablir de force les Suisses en une confédération d'Etat; mais ils ne seraient plus obligés à reconnaître la neutralité de la nouvelle Suisse; le changement qui serait apporté dans « la base du système helvétique » serait une capitis diminutio qui supprimerait la cause de l'obligation contractée en 1815. A la suite des modifications constituantes qui ont eu lieu à l'époque du Sonderbund, les contractants de 1815 auraient été autorisés à ne plus reconnaître la neutralité de la Suisse. Reste à savoir si c'était opportun. En tout cas, l'acceptation du nouvel état des choses constitue une véritable novation du contrat de 1815. L'empereur Nicolas Ier a été le seul à ne pas reconnaître la nouvelle Suisse. La neutralité, écrivait M. Thouvenel le 16 avril 1860, était subordonnée au système cantonal et à la tranquillité intérieure.

Quand il n'y a pas de traité. Une intervention pourra encore être légitime, même si elle ne s'appuie pas sur la lettre d'un traité. Je citerai l'intervention armée de la France au Liban en 1860, et celle plus récente de la Russie en Bulgarie. En 1877, l'Europe constate l'impuissance irrémédiable de la Turquie à gouverner les Bulgares conformément à la loi naturelle. L'heptarchie aurait pu, elle au

(1) Actes des 20 mars et 27 mai 1815. Annexes de l'Acte final.

rait dû soustraire elle-même ce peuple à la spoliation, aux massacres; à des milliers de ces outrages dont un seul a amené jadis l'extermination des Benjamites. A défaut de l'Europe, dûment mise en demeure, une puissance seule était en droit d'entreprendre la tâche. (Je n'ai qu'un regret que ce ne soit pas la France qui l'ait fait.) User de cette faculté, était d'ailleurs un devoir pour la nation russe, laquelle considère comme sa mission dans le monde, de verser son sang et son or, pour arracher les chrétiens au joug des Agariens, qui détiennent les lieux saints de pèlerinage.

5o Modalités. Dans un cas d'intervention légitime, si un gouvernement ne juge pas opportun d'engager la nation, il sera fondé à permettre des souscriptions, à laisser ses citoyens prendre part individuellement à une résistance armée contre le violateur du droit et s'organiser sur son territoire. Et tout cela sans être obligé de déclarer la guerre à l'Etat violateur. A prendre les choses de haut, la guerre des volontaires est la plus conforme à la loi naturelle et aux principes de liberté. Qui a donné aux gouvernements le monopole de combattre l'injustice? Un particulier n'est pas tenu à la même prudence que les gouvernements, parce que le plus souvent il n'exposera que lui-même. Qui a défendu de les suppléer lorsqu'ils viennent à faillir?

Ce que je viens de dire, je l'applique aux zouaves pontificaux comme aux volontaires qui, en 1876, sont partis de la Russie pour aider les Serbes dans la lutte entreprise en faveur des chrétiens. Les zouaves et les volontaires russes avaient raison d'y aller et les cabinets de Paris ou de SaintPétersbourg avaient le droit de le tolérer, en disant à l'Italie ou à la Porte de lui déclarer elle-même la guerre si elle le jugeait à propos.

6o Les conditions. Vattel reconnaît implicitement le droit d'intervention et indique dans quelles conditions cet acte devra se maintenir. Il s'agit d'un peuple qui, en vertu de la postliminie, recouvre son indépendance avec l'aide d'un allié :

<< Lorsque les armes d'un allié le délivrent, il retourne >> sans aucun doute à son premier état. Son allié ne peut >> devenir son conquérant; c'est un libérateur qu'il est » seulement obligé de récompenser.

>> Que si le dernier vainqueur, n'étant point l'allié de >> l'Etat dont nous parlons, prétend le retenir sous ses lois, >> il se met à la place du premier conquérant et devient >> l'ennemi de l'Etat opprimé par celui-ci. Cet Etat peut >> lui résister légitimement et profiter d'une occasion favo

>> rable pour recouvrer sa liberté. S'il avait été opprimé >> injustement, celui qui l'arrache au joug de l'oppres>> seur doit le rétablir généreusement dans tous ses » droits. >> (1).

-

De ces principes il ressort, par exemples, que la Russie n'aurait pas eu le droit de s'approprier la Bulgarie affranchie; que, si elle l'avait tenté, les Bulgares avaient le droit de s'y opposer par la force sans être taxés d'ingratitude et de chercher des alliés ; que, si l'un des contractants de Vienne avait été amené à délivrer l'ancien Evèché de Bâle, il aurait dû ou en faire organiser un canton séparé, ou le rétablir dans l'indépendance dont il jouissait avant la conquête française; enfin que l'heptarchie ne serait pas fondée davantage en pareils cas, à attribuer, par exemple, la Bulgarie à d'autres que les Bulgares.

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7° Les suspicions. Voilà donc la pureté des intentions reconnue indispensable pour légitimer une intervention : je demande la permission de retenir un instant l'attention sur ce point.

Il a été dit au commencement que les interventions isolées étaient généralement mal vues par ceux qui n'y prenaient pas part. La raison est celle-ci on suspecte les intentions de l'intervenant, et, quand on ne suspecte pas ses idées primordiales, on craint les entraînements ultérieurs. Chacun se dit : « Si j'occupais telle province, je n'en sortirais plus; donc, mon voisin, s'il y entre, finira par y rester. »

L'histoire ne justifie que trop de telles appréhensions.

Je reviens au cas des Bulgares. Le temps a passé où l'intégrité de l'empire ottoman était inscrite en lettres d'or dans le Canon de la diplomatie heptarchique; cette intégrité n'est plus considérée comme l'arche sainte de l'ex-chrétienté. Non; en 1877, chacun aurait pris son parti que la Bulgarie devint une province autonome, même un Etat indépendant. En voyant les Russes franchir le Danube, on craignait autre chose.

Pour mon compte, je n'ai jamais cru que la Russie voulût rester en Bulgarie et, le voulût-elle, qu'elle le pût faire et cela pour des raisons que j'ai exposées ailleurs; mais tel n'a pas été le sentiment général, et il faut reconnaitre qu'il y avait, pour le commun du public, même des chancelleries, quelques motifs plausibles pour redouter bien des choses.

(1) Livre I, chap. XIV- n° 213.

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