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Toujours est-il qu'il serait bon, en ayant recours, faute d'un autre mot, à une expression qui éveille parmi nous l'idée d'un devoir rigoureux de chaque peuple envers tous les peuples, de faire des réserves formelles et de convenir qu'en appelant droit des gens dans l'antiquité, la réunion de quelques coutumes généralement établies alors, on ne prétend point attribuer aux civilisations païennes une doctrine scientifique et morale du droit international, qui est la seule vraie, dont l'avènement date du christianisme, et à laquelle le vieux monde, comme nous le verrons bientôt, ne pouvait plus atteindre par ses propres forces. Il n'est pas étonnant que beaucoup d'auteurs contemporains aient hésité à qualifier honorablement des pratiques sans principe moral, sans valeur juridique proprement dite, et se soient refusés en définitive à admettre qu'un prétendu droit des gens, où une brutale nécessité de fait se substitue à l'obligation qui s'impose à la conscience, mérite un pareil titre et puisse être mis en parallèle avec le droit international de notre temps.

Nous comprenons, pour notre part, et nous partageons cette répugnance à employer l'expression droit des gens à propos des institutions du paganisme. Pour des Etats aussi bien que pour des particuliers, céder à la force des choses, constituer même en habitude constante, en une sorte de loi, mais au bas sens du mot, un mode d'agir qui peut, à la vérité, comporter un certain respect intéressé d'autrui, en vue d'une réciprocité d'égards à obtenir pour soi-même; adopter la conduite que conseille et réclame chaque jour le même besoin de tranquillité du côté des voisins ce n'est point, tant s'en faut, s'acquitter d'un devoir et reconnaître au profit des autres ce qui s'appelle un droit, c'est-à-dire une faculté inviolable de faire ou ne pas faire, ou d'exiger qu'on fasse ou qu'on ne fasse pas.

Il y a, entre l'accomplissement réitéré et même habituel d'un fait et la reconnaissance d'un droit, un abîme. Les usages internationaux des anciens sont restés, dans chaque peuple, avec le caractère de concessions précaires, unilatérales pour ainsi dire, abandonnées à la discrétion de ceuxlà même qui jugeaient à propos de s'y conformer, sans fondement commun et incontesté. De telles coutumes n'étaient en réalité que de simples manières de faire, constituaient un modus vivendi ou si l'on veut la reconnaissance provisoire d'un état de fait. Comment y voir cette branche de la haute science des devoirs, ce corps de doctrines assises sur l'absolu et l'immuable, dignes du nom de droit?

Et cependant nous nous servirons, après tant d'autres, d'une expression à peu près consacrée, en cherchant à ex

poser la théorie du droit des gens dans l'antiquité. Les explications qui précèdent étaient nécessaires pour écarter à ce propos toute idée d'assimilation entre des pratiques, basées sur l'intérêt, et des règles véritables, fondées sur le droit.

(A suivre.)

ANDRÉ GAIRAL,

Professeur de droit international aux
Facultés catholiques de Lyon.

Mer DUPANLOUP ET JEANNE D'ARC

Personne n'eut à un plus haut degré que Mer Dupanloup le culte de Jeanne d'Arc, cette héroïne, symbole d'honneur et de vaillance, cette martyre de Dieu et de la Patrie, dont il fit son inspiratrice préférée.

Notre siècle a eu l'honneur de rétablir dans tout son éclat la douce mémoire de la vierge lorraine. A l'époque de ses triomphes, et même durant sa captivité, Jeanne avait été invoquée comme sainte par le peuple, qui racontait les prodiges obtenus par son intercession. Puis l'oubli, la haine, avaient voilé sa figure; l'impiété sans patriotisme et sans pudeur avait essayé de la déshonorer. Mais, peu à peu, la vaillante guerrière triomphait une seconde fois des ennemis de sa foi et de son pays; peu à peu, elle sortait resplendissante des chartes du moyen âge, semblable à cette statue qu'un ciseau royal a fait sortir vivante d'un marbre inerte et froid, sous l'inspiration de l'art le plus élevé.

Quel était le rôle de l'Eglise durant ce temps? Méconnaissait-elle le caractère surnaturel de la mission de Jeanne? Assurément non.

On a dit quelquefois que si le Saint-Siège n'avait pas entamé plus tôt la procédure de canonisation, c'était de peur de provoquer les susceptibilités de l'Angleterre. Cette considération, comme l'a fait judicieusement observer le Père - Ayrole, n'a pas arrêté Calixte III pour le procès de réhabilitation; cependant l'Angleterre était alors catholique, et les souverains pontifes avaient-ils plus d'égards pour l'Angleterre protestante que pour l'Anglerre catholique ?

Non; le procès de condamnation fut un opprobre pour l'Université gallicane de Paris. Or, la célèbre corporation exerça, tant qu'elle vécut, une immense influence sur le clergé de France. « Jeanne, dit l'abbé Mouzot, condamnait par son programme trop d'idées reçues dans le royaume, pour qu'on demandât pour elle les honneurs des autels. On est donc resté ingrat pour n'avoir pas à abjurer ces erreurs,

pour ne pas les voir flétrir par le décret de canonisation de la nouvelle sainte. « Rome n'avait pas été mise en demeure de se prononcer. »

D'ailleurs, quand on voit l'influence de l'esprit de parti se perpétuer depuis les écrivains anglo-bourguignons jusqu'à nos historiens rationalistes français, relativement à la Pucelle, on comprend que l'Eglise ait préféré s'abstenir, laissant le sentiment public se produire librement dans le domaine de l'histoire.

Avec le retour de l'infortune, notre malheureux pays s'est rappelé le nom et les bienfaits de sa libératrice. L'invasion de 1814-1815, la première dont la France eût subi l'affront depuis celle des Anglais vaincus par la Pucelle, fit de nouveau songer à Jeanne. On n'osa rester en arrière des Allemands, qui affluèrent à Domrémy. La grande fête régionale qui y fut célébrée en 1820, et qui laissa dans le pays de si profonds souvenirs, affirma ce réveil du patriotisme français.

Les touristes sont nombreux; ils se trouvent bientôt des pèlerins vénérant en Jeanne la chrétienne envoyée de Dieu pour le salut de la France; on l'invoque, on voit en elle une preuve éclatante de l'intervention divine dans le gouvernement des affaires humaines; on l'appelle au secours du pays en péril. Voilà le mouvement des esprits et des cœurs qu'a suivi et étudié Mgr Dupanloup. Comprenant que la grande Française donnait à notre siècle la plus opportune et la plus salutaire des leçons; que, personnification du surnaturel, elle apparaissait comme une protestation du Ciel contre le naturalisme, le premier, se faisant l'interprète de la voix publique, il demanda à l'Eglise d'accorder à celle qu'elle avait eu déjà la gloire de réhabiliter, le dernier témoignage de sa tendresse. Cette glorification répondait si bien aux besoins de l'heure présente, qu'il était permis de croire que l'Infinie Sagesse l'avait réservée comme un remède aux maux dont se meurt la société moderne.

Une des ambitions de la Pucelle, au milieu de ses souffrances à Rouen, était d'être conduite devant le Pape. «Menez-moi devant lui, et je répondrai ce que je devrai répondre! Ce désir a été exaucé enfin par la piété de celui qui se proclame si noblement son évêque, et, dans la personne de Mgr Dupanloup, c'est Jeanne d'Arc qui vient se présenter devant le Saint-Siège, non plus pour se défendre, mais pour être couronnée, pour prendre sa vraie place au-dessus des événements, au-dessus des gloires éphémères, au-dessus de l'ingratitude et de l'oubli ; c'est là que tous les siècles pourront la contempler dans l'éclat de cette gloire durable que la terre ne pouvait lui donner.

Avec quelle ardeur et quel zèle il assembla toutes les

pièces relatives à ce nouveau procès! Deux fois en quinze ans, il tira de la vie et de la mort de cette glorieuse fille, dans de magnifiques paroles, les enseignements les plus propres à ranimer le sentiment religieux et patriotique. La dernière fois, c'était au retour d'un pèlerinage à Domrémy; Mgr Dupanloup avait voulu aller puiser son inspiration dans cette vallée où s'était écoulée la jeunesse de la Pucelle, dans ce bois Chenu où elle avait entendu ses voix, dans cette chapelle souterraine de Vaucouleurs qui vit ses angoisses et que viennent de restaurer des mains pieuses. Arrivé à l'endroit où la sainte s'est agenouillée pour prier et pleurer, l'évêque avait éprouvé le besoin de se prosterner à son tour et de baiser cette terre sanctifiée parce qu'on peut appeler la veillée des larmes de Jeanne d'Arc.

Le 8 mai 1869, il voulut retracer à son peuple les sentiments et les émotions de ce pieux voyage. Quelle solennité imposante! C'était une de ces journées où la religion et la patrie s'embrassent étroitement. Un peuple venu pour remercier Dieu de l'avoir conservé français, se pressait autour de son pasteur, dans cette vieille cathédrale de Sainte-Croix, devenue cent fois trop étroite, dont le choeur était occupé par les évêques des quatorze diocèses par où Jeanne avait passé et auxquels se rattachaient les souvenirs de sa courte et glorieuse existence.

Il me semble le revoir encore cet auditoire frémissant, inopatiemment suspendu aux lèvres de l'orateur, alors que la parole émue et vibrante de celui-ci trouvait, pour commenter cette belle page de nos annales, des accents si superbes, si inspirés qu'ils firent couler bien des larmes! Quel lyrisme! Quelle note joyeuse jette la trompette de la victoire, comme son sang généreux bouillonne dans cette poitrine quand il parle de nos vieilles gloires militaires, quand il retrace les beaux faits d'armes de nos pères dont le bruit est amené jusqu'à nous et dont le souvenir se perpétuera à travers les temps! Mais quel glas funèbre, quels sons déchirants! C'est la patrie entière qui pleure devant ce bûcher, et l'esprit se reporte malgré soi au sublime éloge du prince de Condé....

Sa vie s'était écoulée devant cette vision de la patrie triomphante, elle devait s'éteindre devant son humiliation et sa mutilation! Deux fois la gloire virginale d'Orléans, que les Huns et les Anglais n'avaient pu prendre, a été violée, et, dans ce même sanctuaire de Sainte-Croix, où l'illustre guerrière était venue déposer son oriflamme, l'ennemi victorieux avait chanté le Te Deum de ses triomphes et de nos humiliations!

Comme le disait naguère si éloquemment Mgr Turinaz,

« Mgr Dupanloup avait aimé la France dans la gloire de son passé, mais il l'a aimée plus encore dans les douleurs de la défaite et dans les angoisses de l'invasion. Levez-vous, Orléanais, et dites à la France ce que ce pasteur et ce père a été pour vous aux jours de vos malheurs. Vous l'avez vu soigner vos blessés, transformer son palais en ambulance, soutenir les cœurs défaillants, arracher à l'ennemi la vie de ses enfants et faire entendre au vainqueur enivré le cri de sa conscience indignée. Calme dans toutes les épreuves, intrépide en face de tous les dangers, portant sur son noble visage toutes les tristesses de son pays, dans son cœur toutes les ressources de la charité française, couronné de la majesté de l'épiscopat, de l'âge, de la vertu et du génie, il apparut aux regards des ennemis de la France comme la personnification auguste et sublime de la patrie! »

Les événements de 1870 furent d'autant plus douloureux au cœur du grand évêque, qu'ils vinrent interrompre les démarches qu'il faisait auprès de Pie IX en vue de la canonisation projetée. « Ces hommages, disait-il en 1869, peut-être un jour la sainte Eglise les décernera-t-elle à Jeanne. Quelle vie, en effet, fut jamais plus digne du nimbe d'or? Ce jour, je l'attends, je l'appelle... O France, ô ma patrie, ce jour-là, de quel diamant incomparable l'Eglise aura orné ton front! >>

Hélas! il était écrit que l'illustre évêque ne verrait pas ce jour si ardemment désiré. Comment songer, au lendemain de nos désastres, à nous enorgueillir de notre vieille gloire passée au lieu de pleurer nos morts? « Fille généreuse, avait-il dit dans la péroraison d'un de ses panégyriques, nous ne sommes plus étrangers l'un à l'autre, nous nous retrouverons, nous nous reconnaitrons quelque jour... » et ce jour est arrivé au seuil des parvis sacrés Jeanne a reçu son évêque, l'a reconnu, l'a conduit à Dieu pour recevoir sur son front la couronne de justice.

Quinze ans se sont écoulés; plus que jamais le pays a besoin d'être revivifié, plus que jamais il est désireux de saluer sa sainte. Sur la pressante sollicitation d'éminents prélats, à la tête desquels nous avons été heureux de trouver un Anglais, le cardinal Howard, les archevêques de Rouen et de Reims et le digne successeur de Mgr Dupanloup à Orléans, le Saint-Siège, reprenant l'œuvre commencée, a confié à une commission romaine le soin d'étudier et de promouvoir cette canonisation si ardemment souhaitée par tous les cœurs.

« Vous poursuivez, disait, il y a peu de temps, en s'adressant à Mgr Coullié, la voix autorisée de Mgr Turinaz, vous poursuivez avec le même cœur d'Evêque et de Français l'entreprise de votre illustre prédécesseur, et un jour,

« EelmineJätka »