selle d'amour entre les hommes, et qu'il ne put complètement développer son influence qu'à une époque postérieure plus civilisée. Nous devons également signaler les liens intimes qui se formaient entre chevaliers au moyen des confréries ou fraternités d'armes. Ils impliquaient des devoirs de secours continuel et perpétuel entre frères d'armes, et l'obligation qui en résultait était si forte qu'elle surpassait presque celle du service qu'un chevalier devait aux dames (17). Ce fait important contribua sans doute à donner naissance à cet esprit de corps que nous voyons régner dans l'armée moderne, et fut aussi, après le triomphe de la civilisation, le point de départ d'un certain respect mutuel et de l'observation de certaines règles de droit entre les membres des deux parties belligérantes. Ces principes de droit sont ceux qui découlent du sentiment de l'honneur militaire, par exemple, ceux qui défendent de combattre un ennemi en endossant l'uniforme de ce dernier, d'exciter l'armée ennemie à se soulever contre ses chefs légitimes, etc. On ne peut voir ici, en effet, que des applications modernes, dans les rapports entre armées ennemies, de ces mêmes principes que lachevalerie proclama et rendit obligatoires entre frères d'armes. L'esprit de fraternité, dont nous parlons, contribua aussi à préparer la grande association entre les Etats civilisés qui devait se former plus tard, puisqu'on n'établissait jamais aucune distinction entre les différentes nationalités des chevaliers qui composaient la confrérie (18). Les lois de la chevalerie à observer pendant la lutte armée furent pratiquées naturellement par les ordres religieux militaires, tels que les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, appelés plus tard de Rhodes et de Malte, ceux de l'ordre teutonique et les Templiers qui nous offrent l'image la plus parfaite du mélange du christianisme avec l'amour des armes qui était le propre des Germains. Nous connaissons les causes qui ont effacé le rôle important de la chevalerie dans les batailles, mais elle n'a pas disparu tout entière; de ce qui tenait à l'art de combattre il n'est resté qu'un souvenir historique, mais les principes de l'éthique, qu'elle a affirmés, ont joui dans les siècles postérieurs et jusqu'à nos jours d'une vie réelle, en exerçant une influence certaine, comme nous venons de le constater, sur le droit de la guerre. Tels sont les faits que nous avons voulu mettre en relief dans ce modeste travail. (17) La Curne de Sainte-Palaye, ouv. cit. t. I. p. 193. (18) J. J. Ampère, De la Chevalerie (dans la Revue des Deux Mondes, loc. cit., p. 454). XIVe-II 4 III Nous entrons maintenant dans quelques considérations sur l'influence de la chevalerie à l'égard du traitement des prisonniers de guerre. Cette partie du droit se ressentit également des changements introduits par la marche de la civilisation. On ne tuait plus les prisonniers, on en faisait des esclaves et l'esclavage même dut peu à peu se restreindre grâce à la religion de Jésus-Christ; il fut entièrement aboli dans les guerres entre chrétiens, demeurant encore en vigueur dans les luttes entre chrétiens et infidèles (19). La chevalerie dut avant tout imposer des ménagements à l'égard des femmes, des vieillards et des enfants, puisque le culte des dames et la protection des faibles étaient autant de buts de la vie du chevalier, dont l'accomplissement faisait partie intégrante du serment qu'il devait prèter. Aussi, lorsque nous lisons dans les livres d'histoire et de droit international, que ces personnes, dans les siècles passés, par un sentiment de générosité, étaient protégées contre les lois rigoureuses de la guerre qui les condamnaient à la captivité, nous devons cependant considérer que, bien que cette pratique humaine eût reçu quelques applications dans les temps anciens, comme inspirée par des sentiments de clémence naturels au cœur de l'homme, au Moyen Age, cependant, elle ne put avoir sa confirmation et une extension plus vaste, que grâce aux mœurs et aux usages chevaleresques, pour devenir plus tard, et de nos jours, une véritable règle de droit. L'esprit de corps et l'honneur militaire ont développé leur action et imposé certains égards vis-à-vis des soldats ennemis dont une armée belligérante s'est emparée. Pendant les combats, les prisonniers étaient confiés par les chevaliers à leurs écuyers (20). Un auteur dit que la courtoisie « adoucit l'apreté des mœurs du soldat, elle introduisit peu à peu un traitement plus doux à l'égard des prisonniers, et c'est en cela surtout qu'elle mérite nos éloges (21).» Nous en trouvons un exemple des plus remarquables dans l'histoire de la bataille de Poitiers, en 1356, (19) En Occident, le troisième concile de Latran, en 1179, abolit expressément l'esclavage et la vente des prisonniers chrétiens; en Orient, une prohibition analogue fut prononcée en 1260, d'après le témoignage de l'évêque grec Nicéphore Grégoire. Voir Heffter. Le droit international de l'Europe, trad. par J. Bergson (Berlin, H. W. Müller, Paris. A. Cotillon et Cie 1883.) §. 127. p. 293. (20) La Curne de Sainte-Palaye, ouvr. cit. t. 1. p. 20. (21) Voir l'ouvrage cité: Costumes du moyen-âge, etc., t. 1. p. 60. entre les Français et les Anglais. Le Prince Noir voulut rendre des honneurs royaux à ce Jean dont il avait méconnu le titre; il le servit à table, et l'accueillit à Londres comme en triomphe, en lui assignant pour prison le château et le parc de Windsor, avec liberté de recevoir ceux qu'il désirait (22), agissant absolument comme de nos jours le roi de Prusse, qui réserva le château de Willhelmshöhe à son prisonnier de guerre Napoléon III. On prenait seulement, à l'égard de tout prisonnier de guerre, les précautions nécessaires pour que le prisonnier ne pût s'échapper et contrarier, par sa fuite, les plans de l'armée qui s'était emparée de sa personne. Du reste, sous la foi du serment, on lui procurait tous les adoucissements capables de rendre sa situation moins pénible; la prison même où il était renfermé était appelée courtoise (23), et s'il était tenu, parfois, d'accomplir certains travaux au profit du vainqueur, il n'était jamais astreint à rien qui fût contraire à son armée et à sa patrie; c'eût été un déshonneur pour le vainqueur que de lui imposer une obligation pareille. Le sentiment de dignité et d'honneur militaire, qui, comme nous venons de le remarquer, régnait au plus haut degré, s'y opposait absolument. Nous voyons se former ainsi, par l'influence de la chevalerie et des idées de générosité et de courtoisie, les règles juridiques modernes relatives au traitement des prisonniers de guerre. Il est vrai que l'usage de rançonner les prisonniers persista pendant tout le moyen-âge et se perpétua jusqu'à notre époque; mais il faut remarquer qu'il ne s'agissait déjà plus de recouvrer la liberté juridique, qui n'était jamais perdue, du moins dans les guerres entre chrétiens, mais qu'il ne pouvait plus être question que de recouvrer la liberté de fait. C'est grâce à cet usage que la guerre était une source de richesses pour les chevaliers. Naturellement, les principes de justice ne purent se développer que peu à peu; les coutumes des armées belligérantes avaient déjà fait des progrès merveilleux au moyenâge; elles acquirent ensuite, et dans notre siècle, une plus grande perfection, grâce à la marche de la civilisation moderne. Une somme d'argent peut être exigée, il est vrai, (22) On peut consulter à ce propos Froissart, Le tiers volume sur les chroniques de France, d'Angleterre, d'Ecosse, d'Espagne, de Bretagne, de Flandres et lieux circonvoisins (Paris, Michel le Noir, 1505). Matteo Villani dit dans ses Cronache que les prisonniers faits à la bataille de Poitiers furent continuellement divertis par des fêtes, des banquets et des chasses. Voir aussi Cantù Storia universale (Torino, Pomba e C., 1851), t. Iv, p. 474. (23) La Curne de Sainte-Palaye, ouvr. cit. t. I. p. 255 256. même aujourd'hui, mais elle est toujours payée par l'Etat dont le prisonnier dépend, et n'est plus remise au soldat même qui s'est emparé de ce dernier, mais à sa nation; en un mot, c'est, en réalité, un accord international conclu entre nations belligérantes, au moyen de conventions mutuelles. Encore faut-il noter que le prix du rachat n'est payé qu'à titre d'indemnité pour les frais de garde des prisonniers, ainsi que pour les frais de guerre en général. L'idée pratique est demeurée la même, mais les formes par lesquelles elle se réalise, comme le but poursuivi, ont essentiellement changé (24). C'est précisément à propos du payement d'un prix de rachat que nous voyons s'introduire, à l'époque de la chevalerie, une coutume bien empreinte de courtoisie, de générosité et de respect de l'honneur et de la dignité personnelle du soldat combattant; je veux parler de la libération du prisonnier sur parole d'honneur, c'est-à-dire moyennant promesse de se représenter au bout d'un certain temps, porteur, quelquefois, d'une somme d'argent déterminée. M. Nodier s'exprime ainsi à cet égard: « Les chevaliers pris à la guerre s'engageaient-ils à venir se remettre en prison aussitôt qu'ils en seraient requis, on n'hésitait point à leur donner la liberté pour le temps qu'ils demandaient; on ne doutait pas de trouver en eux autant de Régulus qu'aucune peine ne pourrait effrayer, quand il serait question de remplir leurs engagements. Les souverains euxmêmes croyaient qu'en jurant par le titre de chevalier, ils étaient aussi étroitement liés que s'ils eussent juré par une couronne qu'ils semblaient ne tenir que de leur Chevalerie (25). » A l'époque de la bataille de Poitiers, au xive siècle, les barons et chevaliers français prisonniers des Anglais furent relâchés sur la promesse de leur retour à la Noël prochaine, c'est-à-dire deux mois environ après la bataille, avec le prix fixé pour leur rançon. On voit par là comment la maxime Fides etiam hosti servanda était également, en cette matière, fidèlement observée. La situation juridique moderne s'est naturellement modifiée, mais le fond est resté tel qu'il a été créé par les mœurs et les usages chevaleresques. Aujourd'hui, la parole d'honneur est donnée, par les soldats prisonniers, par l'intermédiaire de leurs supérieurs immédiats, mais elle ne produit d'effet que si elle est ratifiée par l'autorité suprême de l'Etat dont ils dépendent. L'objet de la parole d'honneur, (24) Il suffit de lire les ouvrages modernes de droit international pour en être persuadé. (25) Voir les Notes de Ch. Nodier sur l'ouvrage cité de La Curne de Sainte-Palaye, t. 1, note 40, p. 116-117. ou du moins son objet principal, consiste dans l'engagement pris par le prisonnier de ne pas reprendre les armes contre la nation qui l'a libéré, pendant toute la durée de la guerre, et il s'agit ici d'une véritable obligation, dans le sens du droit international, d'un contrat qui naît du consentement corrélatif et mutuel des Etats. Certes, cette obligation existait déjà au temps de la chevalerie; elle était si bien de l'essence des devoirs d'un parfait chevalier, qu'on ne jugeait même pas nécessaire de la formuler expressément; et le chevalier, qui après sa mise en liberté sur parole, aurait repris les armes contre l'ennemi qui avait reçu son serment, aurait été flétri comme félon et déloyal. Aussi, de nos jours, les lois de la guerre imposent-elles au captif ainsi libéré le devoir de se constituer de nouveau prisonnier, dans le cas où sa parole d'honneur ne serait pas ratifiée par son pays, et l'armée au pouvoir de laquelle il est tombé a seule le droit de lui donner la liberté définitive. On veut garantir ainsi d'une manière efficace l'accomplissement des devoirs du prisonnier. Le développement de la souveraineté de l'Etat et du droit public déterminent l'intervention des gouvernements pour régler cette affaire. Ici encore, l'éthique et le sens moral, en général, ont fourni les éléments du droit; ces éléments existaient déjà dans l'antiquité, et se révélaient de temps à autre; mais c'est la chevalerie qui leur donna plus de vigueur et une profonde empreinte qui ne devait plus s'effacer des mœurs et des coutumes des peuples chrétiens. La chevalerie fut la première institution sociale qui fit disparaître dans le prisonnier de guerre, le caractère d'ennemi avec ses conséquences; priver l'ennemi des forces dont il a besoin pour entretenir la lutte, tel est le but unique que l'on se proposa, dès lors, comme de nos jours, en faisant des prisonniers de guerre. C'était un usage qui tempérait la rigueur de ce qu'on regardait alors comme le droit strict, tandis qu'aujourd'hui, c'est ce même usage qui est devenu le droit. Les duels, les tournois, les guerres privées, en général, par lesquels les mœurs chevaleresques se sont afirmées d'une façon directe et vive, ont depuis longtemps disparu, mais leur influence sur la véritable guerre publique entre Etats s'est continuée à travers les siècles jusqu'à nous, en ne recevant que ces modifications de forme, que les progrès de la civilisation et les nouveaux événements historiques ont rendues nécessaires. Tous les efforts que l'on fait aujourd'hui pour améliorer la condition du prisonnier de guerre, comme l'institution de la croix verte, etc., ne sont, en réalité, qu'autant d'applications nouvelles des principes mêmes de la chevalerie à un domaine plus vaste qui permet d'embrasser tous les peuples; il s'agit toujours, |