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Dans cette vaste transformation des esprits qui occupe tout le dix-huitième siècle et donne à l'Angleterre son assiette politique et morale, deux hommes supérieurs paraissent dans la politique et la morale, tous deux écrivains accomplis, les plus accomplis qu'on ait vus en Angleterre ; tous deux organes accrédités d'un parti, maîtres dans l'art de persuader ou de convaincre; tous deux bornés dans la philosophie et dans l'art, incapables de considérer les sentiments d'une façon désintéressée, toujours appliqués à voir dans les choses des motifs d'approbation ou de blâme;. du reste différents jusqu'au contraste, l'un heureux, bienveillant, aimé, l'autre haï, haineux et le plus infortuné des hommes; l'un partisan de la liberté et des plus nobles espérances de l'homme, l'autre avocat du parti rétrograde et détracteur acharné de la nature humaine; l'un mesuré, délicat, ayant fourni le modèle des plus solides qualités anglaises, perfectionnées par la culture continentale; l'autre effréné et terrible, ayant donné l'exemple des plus âpres instincts anglais, déployés sans limite ni règle, par tous les ravages et à travers tous les désespoirs. Pour pénétrer dans l'intérieur de cette civilisation et de ce peuple, il n'y a pas de meilleur moyen que de s'arrêter avec insistance sur Swift et sur Addison.

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I

Après une soirée passée avec Addison, dit Steele, j'ai souvent réfléchi que j'avais eu le plaisir de << causer avec un proche parent de Térence ou de Catulle, qui avait tout leur esprit et tout leur naturel, et par-dessus eux une invention et un agré<< ment1 plus exquis et plus délicieux qu'on ne vit jamais en personne. Et Pope, rival d'Addison, et rival aigri, ajoutait : « Sa conversation a quelque

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K

chose de plus charmant que tout ce que j'ai jamais << vu en aucun homme. » Ces mots expriment tout le talent d'Addison; ses écrits sont des causeries, chefsd'œuvre de l'urbanité et de la raison anglaises; presque tous les détails de son caractère et de sa vie ont contribué à nourrir cette urbanité et cette rai

son.

Dès dix-sept ans, on le rencontre à l'Université d'Oxford, studieux et calme, amateur de promenades solitaires sous les rangées d'ormes et parmi les belles prairies qui bordent la rive de la Cherwell. Dans le fagot épineux de l'éducation scolaire, il choisit la seule fleur, bien fanée sans doute, la versification latine, mais qui, comparée à l'érudition, à la théologie, à la logique du temps, est encore une fleur. Il célèbre en strophes ou en hexamètres la paix de Ryswick ou le

1. Humour.

système du docteur Burnet; il compose de petits poëmes ingénieux sur les marionnettes, sur la guerre des pygmées et des grues; il apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais avec tant de succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et parviennent jusqu'à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes romains; il les sait par cœur, même les plus affectés, même Claudien et Prudence; tout à l'heure en Italie les citations vont pleuvoir de sa plume; de haut en bas, dans tous les coins et sur toutes les faces, sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu'il en a l'amour, qu'il les scande avec volupté, qu'une belle césure le ravit, que toutes les délicatesses le touchent, que nulle nuance d'art ou d'émotion ne lui échappe, que son tact littéraire s'est raffiné et préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée et des expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit esprit, je l'avoue; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des centons; Addison eût mieux fait d'élargir sa connaissance, d'étudier les prosateurs romains, les lettres grecques, l'antiquité chrétienne, l'Italie moderne, qu'il ne sait guère. Mais cette culture bornée, en le laissant moins fort, l'a rendu plus délicat. Il a formé son art en n'étudiant que les monuments de l'urbanité latine; il a pris le goût des élégances et de finesses, des réussites et des artifices de style; il est devenu attentif sur soi, correct, capable de savoir et de perfectionner sa propre langue. Dans les réminiscences calculées, dans les allusions heureuses,

dans l'esprit discret de ses petits poëmes, je trouve d'avance plusieurs traits du Spectator.

Au sortir de l'Université, il voyagea longuement dans les deux pays les plus polis du monde, la France et l'Italie. Il vit à Paris, chez son ambassadeur, cette régulière et brillante société qui donna le ton à l'Europe; il visita Boileau, Malebranche, contempla avec une curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des gentilshommes beaux parleurs et beaux danseurs. Il s'égaya de nos façons complimenteuses, et remarqua que chez nous un tailleur et un cordonnier en s'abordant se félicitaient de l'honneur qu'ils avaient de se saluer. En Italie, il admira les œuvres d'art et les loua dans une épitre1, dont l'enthousiasme est un peu froid, mais fort bien écrit. Vous voyez qu'il eut la culture fine qu'on donne aujourd'hui aux jeunes gens du meilleur monde. Et ce ne furent point des amusements de badauds ou des tracasseries d'auberge qui l'occupèrent. Ses chers poëtes latins le suivaient partout; il les avait relus avant de partir; il récitait leurs vers dans les lieux dont ils font mention. « Je dois avouer, dit-il, qu'un << des principaux agréments que j'ai rencontrés dans

1. A lord Halifax, 1701.

2.

Renowned in verse each shady thicket grows
And every stream in heavenly numbers flows..."
Where the smooth chisel all its force has shown,
And softened into flesh the rugged stone,
Here pleasing airs my ravisht soul confound
With circling notes and labyrinths of sound.

mon voyage a été d'examiner les diverses descrip«tions en quelque sorte sur les lieux, de comparer « la figure naturelle de la contrée avec les paysages << que les poëtes nous en ont tracés1. » Ce sont les plaisirs d'un gourmet en littérature; rien de plus littéraire et de moins pédant que le récit qu'il en écrivit au retour 2. Bientôt cette curiosité raffinée et délicate le conduisit aux médailles. « Il y a une parenté, dit-il, entre elles et la poésie, » car elles servent à commenter les anciens auteurs; telle effigie des Grâces rend visible un vers d'Horace. Et à ce sujet il écrivit un fort agréable dialogue, choisissant pour personnages des gens bien élevés, versés dans les parties les plus polies du savoir, et qui avaient voyagé dans les con«trées les plus civilisées de l'Europe. » Il mit la scène << sur les bords de la Tamise, parmi les fraîches « brises qui s'élèvent de la rivière et l'aimable mélange d'ombrages et de sources dont tout le pays abonde3;» puis, avec une gaieté tempérée et douce, il s'y moqua des pédants, qui consument leur vie à disserter sur

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1. I must confess it was not one of the least entertainments that I met with in travelling, to examine these several descriptions, as it were, upon the spot, and to compare the natural face of the country with the landscapes that the poets have given us of it.

2. Remarques sur l'Italie.

3. They were all three very well versed in the politer parts of learning, and had travelled into the most refined nations of Europe....

Their design was to pass away the heat of the summer among the fresh breezes that rise from the river, and the agreeable mixture of shades and fountains, in which the whole country naturally abounds.

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