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tique sa manière maladroite et gauche, son style sans couleur et sa plume sans éclat. Hélas! pour tout cela il n'est que trop du pays, car le pays et le peuple font le journaliste à leur image. Mais qu'on soupçonne notre vertu ou qu'on suspecte nos intentions, journalistes, mes amis, jamais nous ne le permettrons.

Si notre style est terne et gris, si notre pensée n'a pas les fières et superbes envolées des grands maîtres, nous sommes sans ambition et sans intrigue et notre conscience est pure comme l'eau qui sort cristalline du rocher vierge.

On peut juger l'arbre à ses fruits. Nos œuvres et nos vies sont là qui parlent pour nous. Où sont, en Suisse, les journalistes que la carrière a menés à la fortune ou à la gloire? Il n'y en a point. Lisez nos annales, parcourez ce gros livre où nous avons fait modestement, sans vantardise ni pruderie, l'histoire de nos journaux pendant cent années. Vous y trouverez quelques rares noms propres, obscurs, inconnus de la multitude. Ce sont ceux des meilleurs d'entre nous. Ici ou là, un homme émerge: c'est quelque patriote qui, laissant la plume pour le service de l'Etat, a terminé dans les charges publiques ce qu'il avait commencé dans son cabinet de rédaction. Chacun sait qu'à ce métier-là on gagne plus de coups que de lauriers.

Encore si le gouvernement dont nous couvrons les fautes, l'homme politique dont nous corrigeons les discours, le parti dont nous rédigeons les programmes, le comité électoral que nous menons à la victoire ou dont nous masquons les défaites, le candidat incapable que nous sacrons grand homme, l'industriel qui nous insinue sa réclame, le commerçant qui implore notre bienveillance, le financier qui sollicite nos services, le maître d'hôtel qui nous apporte des menus que d'autres ont mangé, l'artiste qui nous extorque des adjectifs immenses pour une oeuvre très petite, l'auteur qui nous obsède de ses lourds volumes, le public qui nous assaille de ses réclamations, si encore tout ce monde de quémandeurs indiscrets avait pour nous quelques égards, nous savait quelque gré de notre inépuisable et naïve bonté, nous payait en reconnaissance et en considération les ennuis extravagants qu'il nous cause! Mais non! Le journaliste, en Suisse, est tenu pour une sorte

de famélique dont on peut tout exiger, qui doit tout à tout le monde et auquel personne n'estime avoir à rendre quoi que ce soit.

Parole d'honneur! ce serait outrageant si ce n'était si beau. Mais il nous plaît souverainement que cela soit ainsi. Dans cette désinvolture ineffable du public, dans son ingratitude naïve, nous puisons une satisfaction supérieure, inaccessible au vulgaire, la fière révolte de Figaro devant le grand d'Espagne, le sentiment réconfortant de valoir mieux que notre réputation, d'être les créanciers de beaucoup de riches sans jamais bouger un doigt pour être payés. O! la boisson dont on nous abreuve est saine, d'une amertume exquise. Elle a un arôme pénétrant, qui vivifie, qui excite, qui exalte dans les jours de faiblesse et de défaillance et nous n'en voulons pas d'autre. Pour l'homme qui sent sa force, le dédain est un divin breuvage.

Il est bon qu'il en soit ainsi et le peuple suisse a raison de tenir ses journalistes à l'écart. A d'autres, honneurs et louanges! Le laurier est un mauvais légume: il gàte l'estomac et monte à la tête. Et dans notre dur labeur, il nous faut des digestions rapides et le cerveau frais.

Et l'indépendance que cela nous laisse, mes amis! y songez-vous? L'indépendance, le bien suprême! Et la faculté de dire ce que nous pensons à qui nous voulons, avec le moyen de parler haut, de façon à ce que chacun entende, même ceux qui ne voudraient pas? Connaissezvous au monde une volupté supérieure? Non pas moi. On y risque bien quelque chose, mais, si non, où serait le plaisir?

Si on ne nous tire pas le chapeau, on nous lit et c'est tout ce que nous pouvons raisonnablement désirer. On nous lit toujours davantage, à mesure que la condition économique des populations s'améliore, que l'instruction générale se répand et que le peuple entend se mêler plus directement aux affaires de l'Etat. Le rôle que le journalisme joue dans notre vie publique et sociale grandit d'année en année et grandira toujours. Si, dans cent ans, nos successeurs s'avisent d'écrire une histoire de la presse suisse, il leur faudra plusieurs volumes où un seul nous a suffi.

Mais il n'est pas bien certain que, dans un siècle, on écrive encore des livres. Alors, le journal répondra peut-être à tous les besoins. En attendant, il est déjà l'instrument nécessaire, indispensable de communication entre les hommes, le véhicule obligé de toute pensée, de tout effort, de toute aspiration, de tout acte, de tout verbe qui prétend atteindre l'âme du peuple, exercer une influence sur le mouvement des esprits et la marche de la civilisation. Cela est vrai surtout en Suisse où rien ne se fait de grand que par le peuple et la conquête de l'opinion. A mesure que le principe démocratique pénètre davantage nos institutions, à mesure que les consultations populaires se multiplient et que l'action de la masse sur les affaires publiques devient plus directe et plus incessaute, le journal prend plus d'importance et plus de poids.

Donc, journalistes, mes frères, il y aura encore pour nous de beaux jours. Le règne du journal ne fait que commencer. Puisse-t-il être toujours bienfaisant!

Cela dépend de nous, de l'opinion plus ou moins haute en laquelle nous tenons notre noble profession, du respect que nous avons pour nous-mêmes, de l'indépendance de notre parole, de notre courage devant les puissants.

Restons pour cela ce que nous sommes, des travailleurs ignorés, qui ne répandent que leur esprit. Fuyons cuistres et flatteurs. N'acceptons des présents de personne. Rappelons-nous que richesse est souvent déshonneur et que pauvreté n'est pas vice. Ne cherchons d'autre récompense que le témoignage d'une conscience tranquille. Soyons vrais, sincères et nous serons écoutés, respectés.

Et restons nous-mêmes, restons toujours Suisses! Aimons notre beau pays, il n'y en a pas de plus beau, et notre bon peuple, il n'y en a pas de meilleur.

Pour la vérité et pour la patrie, toujours courageusement en avant!

ED. SECRETAN.

Der Verein der schweizerischen Presse.

Von

Theodor Curti.

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