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Plaisir pur : produire des peines.

celui qui n'a pas la chance de

Peine pure: - celle qui n'a pas la chance de produire des plaisirs.

Lorsqu'il s'agit de faire cette estimation par rapport à une collection d'individus, il faut ajouter une autre circonstance.

7° L'étendue : c'est-à-dire le nombre de personnes qui doivent se trouver affectées par ce plaisir ou par cette peine.

Veut-on évaluer une action? il faut suivre en détail toutes les opérations que l'on vient d'indiquer. Ce sont les éléments du calcul moral, et la législation devient une affaire d'arithmétique. Mal qu'on inflige, c'est la dépense: bien qu'on fait naître, c'est la recette. Les règles de ce calcul sont les mêmes que de tout autre.

C'est là une marche lente, mais sûre au lieu que ce qu'on appelle sentiment est un aperçu prompt, mais sujet à ètre fautif. Au reste, il ne s'agit pas de recommencer ce calcul à chaque occasion : quand on s'est familiarisé avec ces procédés, quand on a acquis la justesse d'esprit qui en résulte, on compare la somme du bien et du mal avec tant de promptitude, qu'on ne s'aperçoit pas de tous les degrés du raisonnement. On fait de l'arithmétique sans le savoir. Cette méthode analytique redevient nécessaire lorsqu'il se présente quelque opération nouvelle ou compliquée, ou lorsqu'il s'agit d'éclaircir un point contesté, d'enseigner ou de démontrer des vérités à ceux qui ne les connaissent pas encore.

Cette théorie du calcul moral n'a jamais été clairement exposée; mais elle a toujours été suivie dans la pratique, au moins dans tous les cas où les hommes ont eu des idées claires de leur intérêt. Qu'est-ce qui fait la valeur d'un fonds de terre, par exemple? n'est-ce pas la somme des plaisirs qu'on peut en retirer? Cette valeur ne varie-t-elle pas selon la durée plus ou moins longue qu'on peut s'en assurer, selon la proximité ou la distance de l'époque où l'on doit entrer en jouissance, selon la certitude ou l'incertitude de la possession?

Les erreurs dans la conduite morale des hommes ou dans la législation, se rapportent toujours à P'une ou à l'autre de ces circonstances qui ont été méconnues, oubliées, ou mal appréciées dans le calcul des biens et des maux.

1 Quoique bien des philosophes ne reconnaissent qu'une substance, et regardent cette division comme purement nominale, ils nous accorderont, au moins, que si l'esprit est une partie du corps, c'est une partie d'une nature bien différente des autres. Les altérations considérables du corps frappent les sens, les plus grandes altérations de l'esprit ne les frappent point. D'une ressemblance d'organisation on

CHAPITRE IX.

DES CIRCONSTANCES QUI INFLUENT SUR LA SENSIBILITÉ.

Toute cause de plaisir ne donne pas à chacun le mème plaisir : toute cause de douleur ne donne pas à chacun la même douleur. C'est en cela que consiste la différence de sensibilité. Cette différence est dans le degré ou dans l'espèce : dans le degré, quand l'impression d'une même cause sur plusieurs individus est uniforme, mais inégale : dans l'espèce, quand la même cause fait éprouver à plusieurs individus des sensations opposées.

Cette différence dans la sensibilité dépend de certaines circonstances qui influent sur l'état physique ou moral des individus, et qui, venant à changer, produiraient un changement analogue dans leur manière de sentir. C'est là une vérité d'expérience. Les choses ne nous affectent pas de la même manière dans la maladie et dans la santé, dans l'indigence et dans l'abondance, dans l'enfance ou dans la vieillesse. Mais une vue aussi générale ne suffit pas: il faut entrer plus profondément dans l'analyse du cœur humain. Lyonet fit un volume in 4° sur l'ana tomie d'une chenille: la morale n'a pas encore eu d'investigateur si patient et si philosophe. Le courage me manque pour l'imiter. Je croirai faire assez si j'ouvre un nouveau point de vue, et si je donne une méthode plus sûre à ceux qui voudront poursuivre ce sujet.

1o La base de tout est le tempérament ou la constitution originelle. J'entends par là cette disposition radicale et primitive qu'on apporte en naissant, qui dépend de l'organisation physique et de la nature de l'esprit 1.

Mais quoique cette constitution radicale soit le fondement de tout le reste, ce fondement est si caché qu'il est bien difficile d'arriver jusque-là, et de séparer ce qui appartient à cette cause dans la sensibilité, d'avec ce qui appartient à toutes les

autres.

Laissons aux physiologistes à distinguer ces tempéraments, à en suivre le mélange, à en tracer les effets. Ce sont des terres trop peu connues jusqu'à présent, pour que le moraliste ou le législateur osent s'y établir.

ne peut point conclure à une ressemblance intellectuelle. Les émotions du corps sont regardées, il est vrai, comme des indications probables de ce qui se passe dans l'âme, mais cette conclusion serait souvent trompeuse. Combien d'hommes peuvent revêtir toutes les apparences de la sensibilité sans rien sentir! Cromwell, cet homme inaccessible à la pitié,versait, à son commandement,des torrents de larmes.

2o La santé. On ne peut guère la définir que négativement. C'est l'absence de toutes les sensations de peine et de malaise, dont on peut rapporter le premier siége à quelque partie du corps. Quant à la sensibilité en général, on observe que l'homme malade est moins sensible à l'influence des causes de plaisir, et qu'il l'est plus à celle des causes de douleur que dans un état de santé.

3° La force. Quoique liée avec la santé, la force est une circonstance à part, puisqu'un homme peut ètre faible, dans la proportion des forces moyennes de l'espèce, sans être malade. Le degré de force est susceptible d'ètre mesuré avec assez d'exactitude par les poids qu'on peut soulever, ou par d'autres épreuves. La faiblesse est tantôt un terme négatif, signifiant l'absence de force; tantôt un terme relatif, exprimant que tel individu est moins fort que tel autre auquel on le compare.

4° Les imperfections corporelles. J'entends par là quelque difformité remarquable, ou la privation de quelque membre et de quelque faculté dont jouissent les personnes communément bien organisées. Les effets particuliers sur la sensibilité dépendent du genre d'imperfection. L'effet général est de diminuer plus ou moins les impressions agréables, et d'aggraver les impressions doulou

reuses.

5o Le degré de lumières. On entend par là les connaissances ou les idées que possède un individu, c'est-à-dire les connaissances ou les idées intéressantes, celles qui sont de nature à influer sur son bonheur et celui des autres. L'homme éclairé est celui qui possède beaucoup de ces idées importantes: l'ignorant, celui qui en possède peu et de peu d'importance.

6o La force des facultés intellectuelles. Le degré de facilité à se rappeler des idées acquises ou à en acquérir de nouvelles, constitue la force de l'intelligence. Différentes qualités de l'esprit peuvent se rapporter à ce chef, telles que l'exactitude de la mémoire, la capacité de l'attention, la clarté du discernement, la vivacité de l'imagination, etc.

de

7° La fermeté de l'âme. On attribue cette qualité à un homme, lorsqu'il est moins affecté par des plaisirs ou des peines immédiates que par grands plaisirs ou de grandes peines éloignées ou incertaines. Quand Turennne, séduit par les prières d'une femme, lui dévoila le secret de l'État, il manqua de fermeté d'âme. Les jeunes Lacédémoniens qui se laissaient déchirer de verges à l'autel de Diane, sans pousser un cri, prouvaient que la crainte de la honte et l'espérance de la gloire

1 Les quatre circonstances suivantes ne sont que des subdivisions de ce chef: ce sont les inclinations, les passions

avaient plus d'empire sur eux que la douleur actuelle la plus aiguë.

8° La persévérance. Cette circonstance se rapporte au temps durant lequel un motif donné agit sur la volonté avec une force continue. On dit d'un homme qu'il manque de persévérance, lorsque le motif qui le faisait agir perd toute sa force, sans qu'on puisse assigner ce changement à quelque événement extérieur, à quelque raison qui ait dù l'affaiblir, ou lorsqu'il est susceptible de céder tour à tour à une grande variété de motifs. C'est ainsi que les enfants se passionnent et se lassent de leurs jouets.

9o La pente des inclinations. Les idées que nous nous formons d'avance d'un plaisir ou d'une peine influent beaucoup sur la manière dont nous sommes affectés, quand nous venons à éprouver ce plaisir ou cette peine. L'effet ne répond pas toujours à l'attente, mais il y répond dans les cas les plus ordinaires. Le prix de la possession d'une femme ne peut pas s'estimer par sa beauté, mais par la passion de son amant. Connaît-on les penchants d'un homme? on peut calculer avec une espèce de certitude les peines ou les plaisirs qu'un événement donné lui fait éprouver 1.

10o Les notions d'honneur. On appelle honneur la sensibilité aux peines et aux plaisirs qui dérivent de l'opinion des autres hommes, c'est-à-dire de leur estime ou de leur mépris. Les idées d'honneur varient beaucoup chez les peuples et chez les individus. Il faut donc distinguer, premièrement, la force de ce motif, et secondement, sa direction.

11o Les notions de religion. On sait à quel point le système entier de la sensibilité peut être altéré ou amélioré selon les idées religieuses. C'est à l'époque de la naissance d'une religion qu'on voit ses plus grands effets. Des peuples doux sont devenus sanguinaires, des peuples pusillanimes sont devenus intrépides, des nations esclaves ont repris leur liberté, des sauvages ont reçu le joug de la civilisation; il n'est, en un mot, aucune cause qui ait produit des effets si prompts et si extraordinaires sur les hommes. Quant aux biais particuliers que la religion peut donner aux individus, ils sont d'une diversité étonnante.

12o Les sentiments de sympathie. J'appelle sympathie la disposition qui nous fait trouver du plaisir dans le bonheur des autres êtres sensibles, et compatir à leurs peines. Si cette disposition s'applique à un seul individu, on l'appelle amitié; si elle s'applique à des personnes souffrantes, elle reçoit le nom de pitié ou de compassion; si elle

considérées par rapport à certains plaisirs et à certaines peines déterminées.

embrasse une classe subordonnée d'individus, elle constitue ce qu'on appelle esprit de corps, esprit de parti; si elle embrasse toute une nation, c'est esprit public, patriotisme; si elle s'étend à tous les hommes, c'est humanité.

Mais l'espèce de sympathie qui joue le plus grand rôle dans la vie commune, c'est celle qui fixe les affections sur des individus assignables, tels que des parents, des enfants, un mari, une femme, des amis intimes. Son effet général est d'augmenter la sensibilité, soit pour les peines, soit pour les plaisirs. Le moi acquiert plus d'étendue, il cesse d'ètre solitaire, il devient collectif. On vit, pour ainsi dire, à double dans soi et dans ceux qu'on aime, et mème il n'est pas impossible de s'aimer mieux dans les autres que dans soi-même, d'ètre moins sensible aux événements qui nous concernent, par leur effet immédiat sur nous, que par leur impression sur ceux qui nous sont attachés; d'éprouver, par exemple, que la partie la plus amère d'une affliction, c'est la douleur qu'elle doit causer aux personnes qui nous aiment, et que le plus grand charme d'un succès personnel, c'est le plaisir qui nous revient de leur joie. Tel est le phénomène de la sympathie. Les sentiments reçus et rendus s'augmentent par cette communication, comme des verres disposés de manière à se renvoyer les rayons de lumière, les rassemblent dans un foyer commun, et produisent un degré de chaleur beaucoup plus grand par leurs reflets réciproques. La force de ces sympathies est une des raisons qui ont fait préférer par les législateurs les hommes mariés aux célibataires, et les pères de famille à ceux qui n'ont point d'enfants. La loi a bien plus d'empire sur ceux qu'on peut atteindre dans une plus grande sphère ; et d'ailleurs, intéressés au bonheur de ceux qui doivent leur survivre, ils unissent dans leurs pensées le présent à l'avenir, tandis que les hommes qui n'ont pas les mêmes liens, n'ont d'intérêt que dans une possession viagère.

Sur la sympathie produite par des relations de parenté, il faut observer qu'elle peut agir indépendamment de toute affection. L'honneur acquis par le père se répand sur le fils; la honte du fils réfléchit sur le père. Les membres d'une famille, quoique désunis d'intérêts et d'inclinations, ont une sensibilité commune pour tout ce qui tient à l'honneur de chacun d'eux.

15° Les antipathies. C'est l'opposé de tous les sentiments expansifs et affectueux dont nous venons de parler. Mais il y a des sources de sympathie naturelles et constantes on les retrouve partout, dans tous les temps, dans toutes les circonstances; tandis que les antipathies ne sont qu'accidentelles, et, par conséquent, passagères : aussi elles varient

selon les temps, les lieux, les événements, les personnes, n'ayant rien de fixe et de déterminé. Cependant, ces deux principes se correspondent quelquefois et s'entr'aident. L'humanité peut nous rendre odieux des hommes inhumains : l'amitié nous porte à haïr les adversaires de nos amis; et l'antipathie elle-mème devient une cause d'union entre deux personnes qui ont un ennemi commun. 14° La folie ou dérangement d'esprit. Les imperfections d'esprit peuvent se réduire à l'ignorance, la faiblesse, l'irritabilité, — l'inconstance. Mais ce qu'on appelle folie est un degré d'imperfection extraordinaire, aussi frappant pour tout le monde que le défaut corporel le plus marqué : nonseulement elle produit toutes les imperfections susdites et les porte à l'excès, mais encore elle donne aux inclinations une tournure absurde et dangereuse.

La sensibilité du maniaque devient excessive sur un certain point, tandis qu'elle est nulle à d'autres égards: il paraît avoir une défiance excessive, une malignité nuisible, une cessation de tout sentiment de bienveillance: il n'a plus de respect pour luimème ni pour les autres, il brave les bienséances et les égards; il n'est pas insensible à la crainte ni aux bons traitements; on le subjugue par la fermeté, en même temps qu'on l'apprivoise par la douceur; mais il n'a presque point d'avenir dans l'esprit, et l'on n'agit sur lui que par des moyens immédiats.

15o Les circonstances pécuniaires. Elles se composent de la somme totale des moyens, comparée à la somme totale des besoins.

Les moyens comprennent 1° la propriété, ce qu'on possède indépendamment du travail; 2o les profits résultant du travail; 3° les secours pécuniaires qu'on peut attendre gratuitement de ses parents ou de ses amis.

Les besoins dépendent de quatre circonstances: 1o des habitudes de dépense; au delà de ces habitudes est le superflu, en deçà sont les privations : la plupart de nos désirs n'existent que par le souvenir de quelque jouissance antérieure; 2o des personnes dont on est chargé par les lois ou par l'opinion, des enfants, des parents pauvres, de vieux serviteurs; 3° des besoins imprévus : telle somme peut avoir beaucoup plus de valeur dans tel moment qu'en tel autre ; par exemple, si elle est nécessaire pour un procès important, pour un voyage dont dépend le sort d'une famille; 4o des expectatives d'un profit, d'un héritage, etc. Il est évident que des espérances de fortune, à proportion de leur force, sont de vrais besoins, et que leur perte peut affecter presque autant que celle d'une propriété dont on aurait eu la jouissance.

SECTION II.

CIRCONSTANCES SECONDAIRES QUI INFLUENT SUR LA SENSIBILITÉ.

Les auteurs qui ont voulu rendre compte des différences dans la sensibilité, les ont rapportées à des circonstances dont nous n'avons pas encore fait mention ces circonstances sont le sexe, l'âge, le rang, l'éducation, les occupations habituelles, le climat, la race, le gouvernement, la religion : toutes choses très-apparentes, très-faciles à observer, très-commodes pour expliquer les divers phénomènes de la sensibilité. Mais cependant ce ne sont là que des circonstances secondaires ; je veux dire qu'elles ne rendent pas raison par elles-mêmes, qu'on a besoin de les expliquer par les circonstances premières qui s'y trouvent représentées et réunies, chacune des circonstances secondaires contenant en elle-même plusieurs des circonstances premières. Ainsi, parle-t-on de l'influence du sexe sur la sensibilité, c'est pour rappeler, par un seul mot, les circonstances premières de force, de lumière, de fermeté d'âme, de persévérance, des idées d'honneur, des sentiments de sympathie, etc. Parle-t-on de l'influence du rang? on entend, par là, un certain asssemblage des circonstances premières, telles que le degré de connaissances, les idées d'honneur, les liaisons de famille, les occupations habituelles, les circonstances pécuniaires. Il en est de mème de toutes les autres; chacune de ces circonstances secondaires peut se traduire par un certain nombre des premières. Cette distinction, quoique essentielle, n'avait pas encore été analysée. Passons à un examen plus détaillé.

1o Le sexe. La sensibilité des femmes paraît plus grande que celle des hommes. Leur santé est plus délicate. Relativement à la force du corps, au degré de lumières, aux facultés intellectuelles, à la fermeté d'âme, elles sont communément inférieures. La sensibilité morale et religieuse est plus vive, les sympathies et les antipathies ont plus d'empire sur elles; mais l'honneur de la femme consiste plus dans la chasteté et la pudeur, celui de l'homme dans la probité et le courage; la religion de la femme dérive plus aisément vers la superstition, c'est-àdire vers des observances minutieuses; ses affections sont plus fortes pour ses propres enfants durant toute leur vie, et pour tous les enfants, en général, durant leur première jeunesse. Les femmes sont plus compatissantes pour les malheureux qu'elles voient souffrir, et s'attachent par les soins mèmes qu'elles leur donnent, mais leur bienveillance est resserrée dans un cercle plus étroit, et moins gouvernée par le principe de l'utilité. Il est

rare qu'elles embrassent dans leurs affections le bien-être de leur pays en général, encore moins celui de l'humanité; et l'intérêt même qu'elles peuvent prendre à un parti dépend presque toujours de quelque sympathie privée. Il entre dans leurs attachements et leurs antipathies plus de caprice et d'imagination, tandis que l'homme a plus d'égard à l'intérêt personnel ou à l'utilité publique. Leurs occupations habituelles du genre amusant, sont plus paisibles et plus sédentaires. En résultat général, la femme vaut mieux pour la famille, mais l'homme est plus propre aux affaires d'État. L'économie domestique est mieux placée entre les mains de la femme, et l'administration principale entre les mains de l'homme.

2o L'âge. Chaque période de la vie agit différemment sur la sensibilité : mais il est d'autant plus difficile d'en rendre compte que les limites des divers âges varient selon les individus, et sont même arbitraires à l'égard de tous. On ne peut dire que des choses vagues et générales sur l'enfance, l'adolescence, la jeunesse, la maturité, le déclin, la décrépitude, en les considérant comme des divisions de la vie humaine. Les différentes imperfections de l'esprit, dont nous avons parlé, sont si frappantes dans l'enfance, qu'elle a besoin d'une protection vigilante et continuelle. Les affections de l'adolescence et de la première jeunesse sont promptes et vives, mais peu gouvernées par le principe de la prudence. Le législateur est obligé de garantir cet âge contre les écarts où l'entraîneraient le défaut d'expérience et la vivacité des passions. Quant à la décrépitude, elle est, à plusieurs égards, le retour des imperfections de l'enfance.

3o Le rang. Cette circonstance dépend tellement, pour ses effets, de la constitution politique des États, qu'il est presque impossible de faire aucune proposition universellement vraie. On peut dire, en général, que la somme de la sensibilité est plus grande dans les conditions supérieures que dans les dernières classes; surtout les idées d'honneur y sont plus dominantes.

4° L'éducation. On peut rapporter à l'éducation physique, la santé, la force, la robusticité à l'éducation intellectuelle, la quantité des connaissances, leur qualité, et jusqu'à un certain point, la fermeté de l'âme, la persévérance : à l'éducation morale, la pente des inclinations, les idées d'honneur, de religion, les sentiments de sympathie, etc. On peut rapporter à toute l'éducation en général, les occupations habituelles, les amusements, les liaisons, les habitudes de dépense, les ressources pécuniaires. Mais quand on parle d'éducation, il ne faut pas oublier que son influence est modifiée à tous égards, soit par un concours de causes ex

térieures, soit par une disposition naturelle qui en rend les effets incalculables.

5o Les occupations habituelles, soit de profit, soit d'amusement et de choix. Elles influent sur toutes les autres causes, santé, force, lumières, inclinations, idées d'honneur, sympathies, antipathies, fortune, etc. Aussi voit-on des traits communs de caractère dans certaines professions, surtout dans celles qui constituent un état à part, ecclésiastiques, militaires, matelots, avocats, magistrats, etc.

6o Le climat. D'abord on a fait jouer à cette cause un trop grand rôle, ensuite on l'a réduite à rien. Ce qui rend cet examen difficile, c'est qu'une comparaison de nation à nation ne peut s'établir que sur de grands faits qu'on peut expliquer de différentes manières. Il paraît incontestable que, dans les climats chauds, les hommes sont moins forts, moins robustes : ils ont moins besoin de travailler, parce que la terre est plus fertile : ils sont plus portés aux plaisirs de l'amour, dont la passion se manifeste plus tôt et avec plus d'ardeur. Toutes leurs sensibilités sont plus exaltées, leur imagination est plus vive, leur esprit plus prompt, mais moins fort, moins persévérant. Leurs occupations habituelles annoncent plus d'indolence que d'activité. Ils ont probablement, à leur naissance, une organisation physique moins vigoureuse, une trempe d'âme moins ferme et moins constante.

7° La race. Un nègre né en France ou en Angleterre est un être bien différent, à plusieurs égards, d'un enfant de race française ou anglaise. Un enfant espagnol né au Mexique ou au Pérou est, à l'heure de la naissance, bien différent d'un enfant mexicain ou péruvien. La race peut influer sur le fonds naturel qui sert de base à tout le reste. Dans la suite, elle opère bien plus sensiblement sur les biais moraux et religieux, sur les sympathies et les antipathies.

8° Le gouvernement. Cette circonstance influe de la même manière que l'éducation. Le magistrat peut être considéré comme un instituteur national; et même, sous un gouvernement prévoyant et attentif, le précepteur particulier, le père lui-même, n'est, pour ainsi dire, que le député, le substitut du magistrat, avec cette différence que l'autorité du premier a son terme, et que celle du dernier se prolonge sur toute la vie.

l'influence de cette cause est immense : elle s'étend presque à tout, ou plutôt elle embrasse tout, excepté le tempérament, la race et le climat; car la santé même peut en dépendre à plusieurs égards, en vertu de la police, de l'abondance, du soin d'écarter les causes nuisibles. La manière de diriger l'éducation, de disposer des emplois, des

récompenses, des peines, déterminera les qualités physiques et morales d'un peuple.

Sous un gouvernement bien constitué ou seulement bien administré, quoique mal constitué, on verra généralement que les hommes seront plus gouvernés par l'honneur, et que l'honneur sera placé dans des actions plus conformes à l'utilité publique. La sensibilité religieuse sera plus exempte de fanatisme et d'intolérance, plus libre de superstition et de respect servile. Il se formera un sentiment commun de patriotisme. Les hommes s'apercevront de l'existence d'un intérêt national. Les factions affaiblies auront de la peine à retrouver leurs anciens signaux de ralliement. Les affections populaires seront dirigées vers le magistrat plutôt que vers des chefs de partis, et vers la patrie entière, préférablement à tout le reste. Les vengeances privées ne se prolongeront pas et ne se communiqueront point: les goûts nationaux se dirigeront vers des dépenses utiles, des voyages d'instruction, de perfectionnement, d'agriculture, les sciences, les embellissements de la campagne. On apercevra même, dans les productions de l'esprit humain, une disposition générale à discuter avec calme des questions importantes au bonheur public.

9o La profession religieuse. On peut tirer de là des indices assez concluants par rapport à la sensibilité religieuse, aux sympathies, aux antipathies, aux idées d'honneur et de vertu. On peut même, en certains cas, préjuger les lumières, la force ou la faiblesse d'esprit, et les inclinations d'un individu, d'après la secte à laquelle il appartient. Je conviens qu'il est commun de professer en public, par bienséance ou par convenance, une religion dont on n'est point persuadé intérieurement; mais son influence, quoique affaiblie, n'est pas nulle. La force des premières habitudes, les liens de société, la puissance de l'exemple, continuent à opérer, mème après que le principe de tout cela n'existe plus. Tel homme qui, au fond du cœur, a cessé d'être juif, quaker, anabaptiste, calviniste ou luthérien, ne laisse pas d'entretenir une certaine partialité pour les personnes de la même dénomination, et une antipathie proportionnelle pour les autres.

SECTION III.

APPLICATION PRATIQUE DE CETTE THÉORIE.

Comme on ne peut calculer le mouvement d'un vaisseau sans connaitre les circonstances qui influent sur sa vitesse, telles que la force des vents,

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