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lable, est due en première cause à la défiance, fon- | puisqu'on ne paye pas tout ce qu'on doit ; une bandée sur tant de violations de la foi publique.

Mais parmi tant d'atteintes à la sûreté commises par ignorance, par inadvertance ou par de fausses raisons, nous nous contenterons d'en signaler quelques-unes.

1. On peut envisager sous ce point de vue tous les impôts mal assis, par exemple : les impôts disproportionnés qui épargnent le riche au préjudice du pauvre. Le poids du mal est encore aggravé par le sentiment de l'injustice, lorsqu'on est contraint de payer au delà de ce qu'on ferait si tous les autres intéressés payaient en même proportion.

Les corvées sont le comble de l'inégalité, puisqu'elles tombent sur ceux qui n'ont que leurs bras pour patrimoine.

Les impôts assis sur un fonds incertain sur des personnes qui peuvent n'avoir pas de quoi payer. Le mal prend alors une autre tournure. On est soustrait à l'impôt par l'indigence, mais c'est pour se trouver assujetti à des maux plus graves. A la place des inconvénients de l'impôt viennent les souffrances de la privation. Voilà pourquoi la capitation est si mauvaise de ce qu'on a une tête, il ne s'ensuit pas qu'on ait autre chose.

Les impôts qui gènent l'industrie : les monopoles, les jurandes. La vraie manière d'estimer ces impôts ce n'est pas de considérer ce qu'ils rendent, mais ce qu'ils empêchent d'acquérir.

Les impôts sur les denrées nécessaires qu'il s'ensuive des privations physiques, des maladies et la mort même, personne ne le sait. Ces souffrances causées par une faute du gouvernement se confondent avec les maux naturels qu'il ne peut pas prévenir.

Les impôts sur la vente de fonds aliénés entre vifs : c'est en général le besoin qui détermine à ces ventes ; et le fisc, en intervenant à cette époque de détresse, lève une amende extraordinaire sur un individu malheureux.

Les impôts sur des ventes publiques, sur des meubles aliénés à l'enchère : ici la détresse est bien constatée, elle est extrême, et l'injustice fiscale est manifeste.

Les impôts sur les procédures : ils renferment toutes sortes d'atteintes à la sûreté, puisqu'ils équi valent à refuser la protection de la loi à tous ceux qui ne peuvent pas la payer. Ils offrent par conséquent une espérance d'impunité au crime: il ne s'agit que de choisir, pour l'objet de son injustice, des individus qui ne puissent pas fournir aux avances d'une poursuite judiciaire ou en courir les risques.

2. L'élévation forcée du taux des monnaies : autre atteinte à la sûreté : c'est une banqueroute,

queroute frauduleuse, puisqu'on fait semblant de payer; et une fraude inepte, puisqu'on ne trompe personne. C'est aussi proportionnellement une abolition des dettes: car, le vol que le prince fait à ses créanciers, il autorise chaque débiteur à le faire aux siens, sans en tirer aucun profit pour le trésor public. Ce cours d'injustices est-il achevé? Cette opération, après avoir affaibli la confiance, ruiné les citoyens honnètes, enrichi les fripons, dérangé le commerce, troublé le système des impôts, et causé mille maux individuels, ne laisse pas le moindre avantage au gouvernement qui s'est déshonoré par elle. Dépense et recette, tout rentre dans les mêmes proportions.

3. Réduction forcée du taux de l'intérêt. Sous le point de vue de l'économie politique, réduire l'intérêt par une loi, c'est nuire à la richesse, parce que c'est prohiber les primes particulières pour l'importation d'un capital étranger; c'est prohiber en plusieurs cas de nouvelles branches de commerce, et mème d'anciennes, si l'intérêt légal n'est plus suffisant pour balancer les risques des capitalistes.

Mais sous le rapport le plus immédiat de la sûreté, c'est ôter aux prêteurs pour donner aux emprunteurs. Qu'on réduise l'intérêt d'un cinquième, l'événement pour les prêteurs est le mème que s'ils étaient dépouillés chaque année par des voleurs de la cinquième partie de leur fortune.

Si le législateur trouve bon d'ôter à une classe particulière de citoyens un cinquième de leur revenu, pourquoi s'arrête-t-il là ? Pourquoi ne pas leur ôter un autre cinquième, et un autre encore? Si cette première réduction répond à son but, une réduction ultérieure y répondra dans la même proportion ; et si la mesure est bonne dans un cas, pourquoi serait-elle mauvaise dans l'autre? Là où l'on s'arrête, il faut avoir une raison pour s'arrêter; mais cette raison, qui empèche de faire le second pas, est suffisante pour empêcher de faire le premier.

Cette opération est semblable à l'acte par lequel on diminuerait les baux des terres, sous prétexte que les propriétaires sont des consommateurs inutiles, et les fermiers des travailleurs productifs.

Si vous ébranlez le principe de la sûreté pour une classe de citoyens, vous l'ébranlez pour tous; le faisceau de la concorde est son emblème.

4. Confiscations générales. Je rapporte à ce chef des vexations exercées sur une secte, sur un parti, sur une classe d'hommes, sous le prétexte vague de quelque délit politique, en sorte qu'on feint d'imposer la confiscation comme une peine, lorsqu'au fond on a institué le délit pour amener la confiscation. L'histoire présente plusieurs exemples

de ce brigandage. Les juifs en ont été souvent les objets : ils étaient trop riches pour n'ètre pas toujours coupables. Les financiers, les fermiers de l'État, par la mème raison, étaient soumis à ce qu'on appelait des chambres ardentes. Lorsque la succession du trône était indécise, tout le monde, à la mort du souverain, pouvait devenir coupable, et les dépouilles des vaincus formaient un trésor de récompenses entre les mains du successeur. Dans une république déchirée par des factions, la moitié de la nation devient rebelle aux yeux de l'autre. Qu'on admette le système des confiscations, les partis, comme on le vit à Rome, se dévoreront tour à tour.

Les crimes des puissants, et surtout les crimes du parti populaire, dans les démocraties, ont toujours trouvé des apologistes. « La plupart de ces << grandes fortunes, dit-on, ont été fondées sur « des injustices, et l'on peut rendre au public « ce qui a été volé au public. » Raisonner de cette manière, c'est ouvrir à la tyrannie une carrière illimitée. C'est lui permettre de présumer le crime au lieu de le prouver. Au moyen de cette logique, il est impossible d'ètre riche et innocent. Une peine aussi grave que la confiscation peut-elle s'infliger en gros, sans examen, sans détail, sans preuve? Un procédé qu'on trouverait atroce s'il était employé contre un seul, devient-il légitime contre une classe entière de citoyens? Peut-on s'étourdir sur le mal qu'on fait, par la multitude de malheureux dont les cris se confondent dans un naufrage commun? Dépouiller les grands propriétaires, sous prétexte que quelques-uns de leurs ancêtres ont acquis leur opulence par des moyens injustes, c'est bombarder une ville parce qu'on soupçonne qu'elle renferme quelques voleurs.

5. Dissolution des ordres monastiques et des couvents. Le décret de leur abolition était signé par la raison mème, mais il ne fallait pas en abandonner l'exécution au préjugé et à l'avarice. Il suffisait de défendre à ces sociétés de recevoir de nouveaux sujets. Elles se seraient abolies graduellement. Les individus n'auraient souffert aucune privation. Les épargnes successives auraient pu être

appliquées à des objets utiles; et la philosophie aurait applaudi à une opération excellente dans le principe, et douce dans l'exécution. Mais cette marche lente n'est pas celle de la cupidité. Il semble que les souverains, en dissolvant ces sociétés, aient voulu punir les individus des torts qu'on avait eus envers eux. Au lieu de les envisager comme des orphelins et des invalides, qui méritaient toute la compassion du législateur, on les a traités comme des ennemis auxquels on faisait grâce en les réduisant de l'opulence à l'étroit nécessaire.

6. Suppression des places et des pensions sans dédommager les individus qui en étaient possesseurs. Ce genre d'atteinte à la sûreté mérite d'autant plus une mention particulière, qu'au lieu d'être blamé comme une injustice, il est souvent approuvé comme un acte de bonne administration et d'éco nomie. L'envie n'est jamais plus à son aise que lorsqu'elle peut se cacher sous le masque du bien public; mais le bien public ne demande que la réforme des places inutiles, il ne demande pas le malheur des individus réformés.

Le principe de la sûreté dans les réformes prescrit que l'indemnité soit complète. Le seul bénéfice qu'on puisse en tirer légitimement, se borne à la conversion de rentes perpétuelles en rentes viagères.

Dira-t-on que la suppression immédiate de ces places est un gain pour le public? Ce serait un sophisme. La somme en question serait sans doute un gain, considérée en elle-mème, si elle venait d'ailleurs, si elle était acquise par le commerce, etc.; mais elle n'est pas un gain quand on la tire des mains de quelques individus qui font partie du même public. Une famille serait-elle plus riche parce que le père aurait tout ôté à l'un de ses enfants pour mieux doter les autres ? Et même, dans ce cas, le dépouillement d'un fils grossirait l'héritage de ses frères, le mal ne serait pas en pure perte, il produirait un bien quelque part. Mais quand il s'agit du public, le profit d'une place supprimée se répartit entre tous, tandis que la perte pèse tout entière sur un seul. Le gain répandu sur la multitude se divise en partie impalpable : la perte est toute sentie par celui qui la supporte à lui seul. Le résultat de l'opération c'est de ne point enrichir la partie qui gagne et d'appauvrir celui qui perd. Au lieu d'une place supprimée, supposez-en mille, dix mille, cent mille. Le désavantage total restera le mème. La dépouille prise sur des milliers d'individus doit se répartir entre des millions. Vos places publiques vous présenteront partout des citoyens infortunés que vous aurez plongés dans l'indigence: à peine en verrez-vous un seul qui soit sensiblement plus riche en vertu de ces opérations cruelles. Les gémissements de la douleur et les cris du désespoir éclateront de toutes parts. Les cris de joie, s'il y en a de tels, ne seront pas l'expression du bonheur, mais de l'antipathie qui jouit du mal de ses victimes. Ministres des rois et des peuples, ce n'est pas par le malheur des individus que vous ferez le bonheur des nations. L'autel du bien public ne demande pas plus des sacrifices barbares que celui de la Divinité.

Je ne puis encore abandonner ce sujet, tant il me paraît essentiel, pour l'établissement du prin

cipe de la sûreté, de poursuivre l'erreur dans toutes ses retraites.

Que fait-on pour se tromper soi-même, ou pour tromper le peuple sur ces grandes injustices? On a recours à certaines maximes pompeuses qui ont un mélange de faux et de vrai, et qui donnent à une question simple en elle-même un air de profondeur et de mystère politique. L'intérêt des individus, dit-on, doit céder à l'intérêt public. Mais ici qu'est-ce que cela signifie? Chaque individu n'est-il pas partie du public autant que chaque autre? Cet intérêt public, que vous personnifiez, n'est qu'un terme abstrait : il ne représente que la masse des intérêts individuels. Il faut les faire tous entrer en ligne de compte, au lieu de considérer les uns comme étant tout et les autres comme n'étant rien. S'il était bon de sacrifier la fortune d'un individu pour augmenter celle des autres, il serait encore mieux d'en sacrifier un second, un troisième, jusqu'à cent, jusqu'à mille, sans qu'on puisse assigner aucune limite; car, quel que soit le nombre de ceux que vous avez sacrifiés, vous avez toujours la même raison pour en ajouter un de plus. En un mot, l'intérêt du premier est sacré, ou l'intérêt d'aucun ne peut l'ètre.

Les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels. Prenez soin des individus. Ne les molestez jamais, ne souffrez jamais qu'on les moleste, et vous aurez fait assez pour le public. Conçoit-on qu'il y ait des hommes assez absurdes pour aimer mieux la postérité que la génération présente, pour préférer l'homme qui n'est pas à celui qui est, pour tourmenter les vivants, sous prétexte de faire le bien de ceux qui ne sont pas nés et qui ne naîtront peutêtre jamais.

Dans une foule d'occasions, des hommes qui souffraient par l'opération de quelque loi, n'ont pas osé se faire entendre ou n'ont pas été écoutés, à cause de cette obscure et fausse notion, que l'intérêt privé doit céder à l'intérêt public. Mais si c'était une question de générosité, à qui convient-il mieux de l'exercer? A tous envers un seul, ou à un seul envers tous? Quel est donc le pire égoïste, celui qui désire de conserver ce qu'il a, ou celui qui veut s'emparer, et même par force, de ce qui est à un autre ?

Un mal senti et un bienfait non senti, voilà le résultat de ces belles opérations où l'on sacrifie des individus au public.

Je finirai par une grande considération générale. Plus on respecte le principe de la propriété, plus il s'affermit dans l'esprit du peuple. De petites atteintes à ce principe en préparent de plus grandes. Il a fallu bien du temps pour le porter au point où nous le voyons dans les sociétés civilisées mais

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« Astiages en Xénophon demande à Cyrus compte « de sa dernière leçon : C'est, dit-il, qu'en notre « école un grand garçon ayant un petit saye le << donna à l'un de ses compagnons de plus petite « taille, et lui ôta son saye qui était plus grand : « notre précepteur m'ayant fait juge de ce différend, « je jugeai qu'il fallait laisser les choses en cet état, « et que l'un et l'autre semblait être mieux accom<«<modé en ce point; sur quoi il me remontra que j'avais mal fait, car je m'étais arrèté à considérer «la bienséance, et il fallait premièrement avoir « pourvu à la justice, qui voulait que nul ne fût «forcé en ce qui lui appartenait. » (Essais de Montaigne, liv. I, chap. 24.)

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Voyons ce qu'il faut penser de cette décision. Au premier aspect, il semble qu'un échange forcé ne contrarie point la sûreté, pourvu qu'on reçoive une valeur égale. Comment puis-je être en perte en conséquence d'une loi, si, après qu'elle a eu son plein effet, la masse de ma fortune reste la même qu'auparavant? Si l'un a gagné sans que l'autre ait perdu, l'opération paraît être bonne.

Non elle ne l'est pas. Celui que vous estimez n'avoir rien perdu par l'échange forcé se trouve réellement en perte. Comme toutes les choses, meubles ou immeubles, peuvent avoir différentes valeurs pour différentes personnes, selon les circonstances, chacun s'attend à jouir des chances favorables qui peuvent augmenter la valeur de telle ou telle partie de sa propriété. Si la maison que Pierre occupe peut avoir pour Paul une plus grande valeur que pour lui, ce n'est pas une raison pour en gratifier Paul, en forçant Pierre à la lui céder pour ce qu'elle lui valait à lui-même. Ce serait le priver du

bénéfice naturel qu'il a dû s'attendre à tirer de cette circonstance.

Mais si Paul disait que, pour le bien de la paix, il a offert un prix supérieur à la valeur ordinaire de la maison, et que son adversaire ne refuse que par opiniâtreté, on pourrait lui répondre Ce surplus que vous prétendez avoir offert, n'est qu'une supposition de votre part. La supposition contraire est tout aussi probable. Car si vous offriez plus que la maison ne vaut, il se hâterait de saisir une circonstance si heureuse, qui peut ne pas revenir, et le marché serait bientôt conclu de bon gré. S'il ne l'accepte pas, c'est une preuve que vous vous êtes trompé dans l'estimation que vous avez faite, et que si on lui ôtait sa maison aux conditions que vous proposez, on nuirait à sa fortune; sinon à ce qu'il possède, au moins à ce qu'il a droit d'acquérir.

Non, répliquera Paul. Il sait que mon estimation est au delà de tout ce qu'il pourrait attendre dans le cours ordinaire des choses; mais il connaît mon besoin, et il refuse une offre raisonnable pour tirer de ma situation un avantage abusif.

Je vois un principe qui peut servir à lever la difficulté entre Pierre et Paul. Il faut distinguer les choses en deux classes, celles qui n'ont ordinairement que leur valeur intrinsèque, et celles qui sont susceptibles d'une valeur d'affection. Des maisons communes, un champ cultivé de la manière accoutumée, une récolte de foin ou de blé, les productions ordinaires des manufactures, semblent appartenir à la première classe. On peut rapporter à la seconde un jardin de plaisance, une bibliothèque, des statues, des tableaux, des collections d'histoire naturelle. Pour les objets de cette nature, l'échange ne doit jamais en ètre forcé. On ne peut pas apprécier la valeur que le sentiment d'affection leur donne ; mais les objets de la première classe peuvent ètre soumis à des échanges forcés, si c'était le seul moyen de prévenir de grandes pertes. Je possède une terre d'un revenu considérable où je ne puis aller que par un chemin qui côtoie un fleuve. Le fleuve déborde et détruit le chemin. Mon voisin me refuse obstinément un passage sur une langue de terre qui ne vaut pas la centième partie de mon domaine. Faut-il que je perde tout mon bien par le caprice ou l'inimitié d'un homme déraisonnable?

Mais pour prévenir l'abus d'un principe aussi délicat, il convient de poser les règles avec rigueur. Je dirai donc que les échanges peuvent être forcés pour sauver une grande perte, comme dans le cas d'une terre rendue inaccessible à moins qu'on ne prenne un passage sur celle d'un voisin.

C'est en Angleterre qu'il faut observer tous les scrupules du législateur à cet égard, pour comprendre tout le respect qu'on porte à la propriété.

Une nouvelle route va-t-elle s'ouvrir? il faut d'abord un acte du parlement, et tous les intéressés sont entendus. Ensuite, on ne se contente pas d'assigner un équitable dédommagement aux propriétaires; mais dans ce cas les objets qui peuvent avoir une valeur d'affection, comme les maisons et les jardins, sont protégés contre la loi même en y entrant en qualité d'exceptions.

Ces opérations peuvent encore se justifier, lorsque l'obstination d'un seul ou d'un petit nombre nuirait manifestement à l'avantage d'un grand nombre. C'est ainsi que pour le défrichement des communes en Angleterre, on ne s'arrête point à quelques oppositions, et que, pour la commodité ou la salubrité des villes, la vente des maisons est souvent forcée par la loi.

Il n'est ici question que d'échanges forcés, et non pas de transports forcés: car un transport qui ne serait pas un échange, un transport sans équivalent, fût-ce même au profit de l'État, serait une injustice toute pure, un acte de puissance dénué de l'adoucissement nécessaire pour le ramener au principe de l'utilité.

CHAPITRE XVII.

POUVOIR DES LOIS SUR L'ATTENTE.

Le législateur n'est pas le maître des dispositions du cœur humain, il n'est que leur interprète et leur ministre. La bonté de ses lois dépend de leur conformité avec l'attente générale. Il lui importe donc de bien connaître la marche de cette attente, afin d'agir de concert avec elle. Voilà le but déterminé. Passons à l'examen des conditions nécessaires pour l'atteindre.

1. La première de ces conditions, mais en même temps la plus difficile à remplir, c'est que les lois soient antérieures à la formation de l'attente. Si l'on pouvait supposer un peuple nouveau, une génération d'enfants, le législateur, ne trouvant point d'attentes formées qui pussent contrarier ses vues, pourrait les façonner à son gré, comme le statuaire dispose d'un bloc de marbre. Mais comme il existe déjà chez tous les peuples une multitude d'attentes fondées sur d'anciennes lois ou d'anciens usages, le législateur est forcé de suivre un système de conciliations et de ménagements qui le gène sans cesse. Les premières lois elles-mêmes avaient déjà trouvé quelques attentes toutes formées; car nous avons propriété, c'est-à-dire une attente quelconque de vu qu'avant les lois il existait une faible espèce de

conserver ce qu'on avait acquis. Ainsi les lois ont reçu leur première détermination de ces attentes antérieures : elles en ont fait naître de nouvelles, elles ont creusé le lit dans lequel coulent les désirs et les espérances. On ne peut plus faire aucun changement aux lois de la propriété sans déranger plus ou moins ce courant établi, et sans qu'il oppose plus ou moins de résistance.

Avez-vous à établir une loi contraire à l'attente actuelle des hommes? Faites, s'il est possible, que cette loi ne commence à avoir son effet que dans un temps éloigné. La génération présente ne s'apercevra pas du changement, et la génération qui s'élève y sera toute préparée. Vous trouverez dans la jeunesse des auxiliaires contre les anciennes opinions. Vous n'aurez point blessé d'intérêts actuels, parce qu'on aura le loisir de s'arranger pour un nouvel ordre de choses. Tout s'aplanira devant vous, parce que vous aurez prévenu la naissance des attentes qui vous auraient été contraires.

2. Seconde condition. Que les lois soient connues. Une loi qui ne serait pas connue n'aurait point d'effet sur l'attente : elle ne servirait pas à prévenir une attente opposée.

Cette condition, dira-t-on, ne dépend pas de la nature de la loi, mais des mesures qu'on aura prises pour la promulguer. Ces mesures peuvent être suffisantes pour leur objet, quelle que soit la loi.

Ce raisonnement est plus spécieux que vrai. Il y a des lois faites pour être plus aisément connues que d'autres. Ce sont les lois qui sont conformes à des attentes déjà formées, les lois qui reposent sur des attentes naturelles. Cette attente naturelle, c'est-à-dire produite par les premières habitudes, peut être fondée sur une superstition, sur un préjugé nuisible ou sur un sentiment d'utilité, n'importe: la loi qui s'y trouve conforme se maintient sans effort dans l'esprit ; elle y était pour ainsi dire avant d'être promulguée; elle y était avant d'avoir reçu la sanction du législateur. Mais une loi contraire à cette attente naturelle a beaucoup de peine à pénétrer dans l'intelligence, et plus encore à s'imprimer dans la mémoire. C'est une autre disposition qui vient toujours s'offrir d'elle-même à l'esprit, tandis que la nouvelle loi, étrangère à tout et n'ayant point de racines, tend sans cesse à glisser d'une place où elle ne tient qu'artificiellement.

Les codes de lois rituelles ont entre autres cet inconvénient, que ces règles fantastiques et arbitraires, n'étant jamais bien connues, fatiguent l'en tendement et la mémoire, et que l'homme, toujours craignant, toujours en faute, toujours au moral malade imaginaire, ne peut jamais compter sur son innocence, et vit dans un besoin perpétuel d'absolutions.

L'attente naturelle se dirige vers les lois qui importent le plus à la société; et l'étranger qui aurait commis un vol, un faux, un assassinat, ne serait pas reçu à plaider son ignorance des lois du pays, parce qu'il n'a pas pu ignorer que des actes si manifestement nuisibles étaient partout des délits. 3. Troisième condition. Que les lois soient conséquentes entre elles. Ce principe a beaucoup de rapport avec celui qui précède, mais il sert à placer une grande vérité sous un nouveau jour. Quand les lois ont établi une certaine disposition sur un principe généralement admis, toute disposition conséquente à ce principe se trouvera naturellement conforme à l'attente générale. Chaque loi analogue est pour ainsi dire présumée d'avance. Chaque nou velle application du principe contribue à le renforcer. Mais une loi qui n'a pas ce caractère, demeure comme isolée dans l'esprit, et l'influence du principe auquel elle s'oppose est une force qui tend sans cesse à l'expulser de la mémoire.

Qu'au décès d'un homme ses biens soient transmis à ses plus proches, c'est une règle généralement admise, sur laquelle les attentes se dirigent naturellement. Une loi de succession qui n'en serait qu'une conséquence, obtiendrait une approbation générale, et serait à la portée de tous les esprits. Mais plus on s'éloignerait de ce principe, en admettant des exceptions, plus il serait difficile de les comprendre et de les retenir. La loi commune d'Angleterre en offre un exemple frappant. Elle est si compliquée à l'égard de la descente des biens, elle admet des distinctions si singulières, les décisions antérieures qui servent de règle se sont tellement subtilisées, que non-seulement il est impossible au simple bon sens de les présumer, mais qu'il est très-difficile de les saisir. C'est une étude profonde comme celle des sciences les plus abstraites. Elle n'appartient qu'à un petit nombre d'hommes privilégiés. Il a fallu même la subdiviser, car aucun jurisconsulte ne prétend en posséder l'ensemble. Tel a été le fruit d'un respect trop superstitieux pour l'antiquité !

Lorsque des lois nouvelles viennent choquer un principe établi par des lois antérieures, plus ce principe est fort, plus l'inconséquence paraît odieuse. Il en résulte une contradiction dans les sentiments; et l'attente trompée accuse la tyrannie du législa

teur.

En Turquie, lorsqu'un homme en place meurt, le sultan s'approprie toute sa fortune, aux dépens des enfants, qui tombent tout d'un coup du faîte de l'opulence au comble de la misère. Cette loi qui renverse toutes les attentes naturelles, est probablement tirée de quelques autres gouvernements orientaux, où elle est moins inconséquente et moins

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